PETITES HISTOIRES D'OUTRE-CRYPTE : 2 - Nénette (V.1 ~ 4250 SEC)

René se leva comme tous les matins aux environs de six heures. Il prépara ses sempiternelles biscottes à la confiture de framboises faite maison, étalée sur un lit de beurre allégé. Café au lait sans sucre, médicaments, journal et vue sur la rocaille fleurie depuis la cuisine. Parfait. Un article en page quatre attira ses verres progressifs : « Accident de chasse à Hoquebourg-en-Bresle : un enfant de… »
Le vieil homme peinait à se concentrer. Ses yeux buvaient l'encre mais son esprit flottait déjà parmi les copeaux. Il referma et replia son Courrier Picard. Les mots croisés, ça sera après la sieste. Perfectionniste sinon maniaque, il désirait coûte que coûte contrôler la qualité du produit fini, pour la énième fois depuis hier. Engloutissant son petit-déjeuner, il laissa tout tel quel sur la table et fila dans son refuge : un garage transformé en atelier.
Lorsque la porte s'ouvrait, les fragrances de bois débité, d'essence de térébenthine, de vernis, de peinture et de brûlé, vous pénétraient les narines à coup sûr. L'ami pour lequel il avait réalisé ce chef-d’œuvre devait passer en début d'après-midi pour le récupérer.
Chaque outil trônait à sa place, accroché au-dessus de l'établi. Pas un seul copeau n'avait échappé à la balayette. D'aucuns n'auraient supposé que René avait travaillé d'arrache-pied jusque la veille au soir.
Mains et prunelles caressaient le bois luisant de la planche, posée sur deux tréteaux, ses phalanges épousant la noirceur des gravures les unes après les autres. Il vérifia le dessous, les arêtes, les tranches, en quête d'un minuscule défaut de fabrication… Parfait.
Le septuagénaire en devenir s'imagina hurler le nom de sa défunte femme, Ginette ; la revoir descendre cette marche encore une fois et contempler la beauté de ses iris bleu lagon, illuminés de fierté devant le labeur de son époux. Ma nénette. Sa mâchoire se mit à trembler.
René savait très bien à quoi servirait cette planche et, quitte à s'assurer de la qualité de la commande, autant le faire pour sa fonctionnalité. Pas une once de résistance ne fut offerte. Il se rendit dans la cuisine, sortit un verre du placard et regagna l'atelier à la hâte. Le tabouret émergea de l'ombre de l'établi et atterrit sous le fessier flasque du retraité, installé devant les chiffres et la double ligne d'alphabet en arc. Doigts sur le verre retourné, il gonfla ses poumons et commença l'expérience, un tant soit peu dubitatif. L'espoir...
— Ma nénette… tu me manques… j'aimerais te parler… est-ce que t'es là ?
Un silence stérile s'ensuivit. Puis, le verre bougea et couvrit le « Oui ». René n'en revenait pas. Estomaqué, il en perdit son latin. Sa bouche ne parvenait plus à formuler la moindre question. Le verre changea de place. J...E...T...A...I...M...E.
— Moi aussi...je t'aime ma chérie, hacha-t-il, incapable de retenir plus longtemps ses larmes.
M...A...I...S...H...E...N…R...I…B...A...I...S...A...I...T...M...I...E...U...X.
Sa glabelle se crispa. La tristesse abdiqua sous le poids de la colère. C'était justement Henri, son ami d'enfance, qui avait commandé cette planche de oui-ja. À vrai dire, le doute avait toujours tiraillé René depuis son retour d'Algérie. Toutes ces années de bonheur, bafouées par un mensonge. Son cœur s'emballa. Ses tempes se gorgèrent de sang sous pression. Il se leva, sa couperose amplifiée par les couleurs de la rage, et empoigna le tabouret. Le bois des pieds heurta le plafond et s'immobilisèrent durant quelques secondes, avant de chuter, non pas sur la planche mais sur le sol de béton. René venait de le lâcher derrière lui. Son visage dépeignait une grimace asymétrique et son bras ballait. Le verre écrivit un dernier message tandis qu'il vacillait.
C...E...T...A...I...T...P...A...S...N...E...N...E...T...T...E...D...U...C...O...N.
Il s'écroula, raide mort. Rupture d’anévrisme.

Un texte plutôt sympa.

Spoiler:

La chute est réussie, un humour noir que les Contes de la crypte n'auraient pas renié.

En bref, une bonne petite lecture. En espérant que tu pourras bientôt repasser par ici pour nous en pondre d'autres !


2 coquilles :
"Les mots croisés, ça sera après la sieste." => ce serait (car narration au passé)

"Le bois des pieds heurta le plafond et s'immobilisèrent durant quelques secondes..." => s'immobilisa (comme le sujet est le "bois des pieds" et pas "les pieds")

Un texte court et très sympa dans son genre, avec effectivement cette touche d'humour noir qui passe toute seule.

Outre les remarques de Murphy, il y a aussi une phrase sur laquelle j'ai tiqué : "D'aucuns n'auraient supposé que René avait travaillé d'arrache-pied jusque la veille au soir."
J'aurais bien rajouté "tard le soir", pour bien marquer le temps passé dessus, mais là c'est juste une préférence perso.
Et peut-être aussi que je me serais passé de ce passage à la 2e personne du pluriel ("Lorsque la porte s'ouvrait, les fragrances de bois débité, d'essence de térébenthine, de vernis, de peinture et de brûlé, vous pénétraient les narines à coup sûr."), alors que tout le reste est écrit à la 3e personne du sing., j'ai souvent du mal avec ce genre de changements de points de vue dans la narration... mais bon, encore une fois, peut-être que ça ne choque que moi.

Sinon, pas de problème, ça se lit vite et bien et à la limite ce texte serait plus approprié dans la section "ateliers", mais peu importe, tant que la qualité est là.
Good job, Phanthom !