PAGE BLANCHE (Texte court, horreur, fantastique)
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PAGE BLANCHE (Texte court, horreur, fantastique)
Pas une seule fois dans ma carrière d'écrivain, je n'avais été confronté au fléau de la page blanche, ou devrais-je dire des pages blanches, au vu de la quantité de papier entassé dans la corbeille.
— Originalité. Originalité, fulminai-je à voix haute, assis à mon bureau.
J'allumai une cigarette, en pris une bouffée et l'abandonnai sur le rebord du cendrier. S'ensuivit une timide gorgée de whisky japonais pour noyer ma frustration. Hélas, rien n'y fit. Au lieu de cela, cette âpre émotion se métamorphosa en un éclat de rage comme jamais auparavant. Mon stylo noir traversa la pièce, rebondit sur le rebord de l'âtre endormi avant de terminer son vol sur le plancher du chalet. Mes poings se serrèrent, par mes dents imités.
La montagne, l'isolement, le calme, les conditions parfaites pour faire jaillir l'inspiration. Or, la traîtresse me faisait faux bond. Insupportable. Cruelle même. Je me levai, fis les cent pas, les yeux rivés sur le sol, marquai un arrêt de contemplation devant la vitre enneigée et me rassis. Mes doigts asservirent un autre stylo libéré du vieux tiroir.
Coucher l'idée de base sur ordinateur ne me plaisait guère. Écrire, barrer, raturer, griffonner tout et n'importe quoi en attendant l'étincelle, le déclic, la propulsion initiale, constituait un véritable rituel.
— Concentre-toi. Respire. Laisse venir. Tu vas trouver, comme à chaque fois. Lâche prise.
Le temps liquéfiait ma patience. Rien. Nada. Le néant, sinon des bribes insignifiantes, des mirages éphémères dans un désert spirituel. La colère m'envahit de nouveau, condamnant mon petit acolyte à rejoindre ses pairs, éparpillés ça et là dans le chalet. Or, la pointe demeura comme aimantée au papier, mobile dans son axe, mais figée par son extrémité.
— Mais qu'est-ce... ?! m'égosillai-je au constat de ce phénomène défiant toute raison.
D'elle même, la mine se mit à dessiner des courbes et des motifs abscons. Il ne s'agissait ni de runes ni d'un alphabet que je reconnaissais. Je me trouvai à la fois glacé et fasciné par ce qui se produisait devant moi.
J'observai la page se noircir sans hélas en comprendre le moindre signe. Passée la première moitié, le stylo s'arrêta net et sauta, non sans une certaine brutalité, sur la partie inférieure. Une étoile à neuf branches s'esquissa, entourée de symboles énigmatiques supplémentaires, et complétée d'un œil en son centre. Une fois l'ensemble achevé, l'emprise s'évanouit et le stylo chut sur la surface. Je récupérai ma main, médusé sur ma chaise rembourrée.
L'ampoule nue claqua et me fit sursauter. L'immensité nivéenne captait suffisamment les lueurs de la lune pour m'offrir un semblant de clarté dans mon refuge, aussi dénichai-je dans un tiroir du bureau, briquet, bougies et contenants en verre pour en accueillir la cire et le feu.
Aussitôt les mèches allumées, quelque chose les soufflait. Je n'insistai pas. À l'évidence, une force obscure et impalpable se tenait auprès de moi. Bien que cette entité se manifestât dans une absolue invisibilité, j'en sentis les phalanges sur mes épaules. Par réflexe, je quittai ma chaise d'un bond et me retournai, le teint blêmi par la peur.
— Qui est là ?! Es-tu… un fantôme ? Un démon ?
Aucune réponse. Mes prunelles s'ajustèrent à la profondeur du champ, alors rivées sur le miroir. Son reflet dépeignait une réalité altérée. Le chalet avait perdu son toit et la neige s'abandonnait sur mon crâne glabre ainsi que dans tout l'intérieur. Je m'approchai du verre, le corps tremblant. À mesure que je réduisais la distance entre lui et moi, mes traits rajeunissaient. En quelques pas, un demi-siècle fut balayé et je pus dès lors recouvrer mon visage d'adolescent. Me vint alors l'idée de reculer. Je constatai dans la seconde que l'effet inverse s'appliquait. Mes rides et mes joues tombantes réapparurent. Que se passerait-il si je reculais plus encore ?
Un pas de plus en arrière, un second puis un dernier. Bien plus qu'un vieillard décharné, j'apparaissais comme un squelette recouvert de lambeaux de chair ternes et desséchés. L'effroi laissait place à l'intrigue.
Mes pupilles ciblèrent ensuite les vitres du chalet. Le givre les tapissa subitement et me priva du paysage opalin. Aussi vite, des doigts éthérés le firent fondre, doigts qu'il eut été facile d'attribuer à des enfants au vu des soleils, des oiseaux et des bonshommes dessinés. L’agrégat de cristaux redevenus eau révéla des visages juvéniles, carbonisés, sans yeux, au sourire empli de joie et de mort. Ils rompirent le silence ambiant en poussant la chansonnette. Ils ne manifestaient aucune forme d'hostilité, bien au contraire, et de cet échange irrationnel émergea un phénix.
Un éclair de génie me traversa. Les premières phrases d'une histoire inédite défilaient enfin dans mon cerveau. Tout prenait forme, se structurait tel un arc-en-ciel qui n'attendait qu'une averse pour naître.
— Ça y est ! Je l'ai ! Je l'ai ! m'époumonai-je en ramassant un des nombreux stylos égarés par terre et me ruant à mon bureau.
Les yeux étincelants et la main preste, je m'apprêtais à écrire enfin les prémices de ma prochaine œuvre lorsque la mine se pétrifia derechef. Cette fois, des mots en français se formèrent devant les verres progressivement embués de mes lunettes et apportèrent réponse à la question posée : « Je suis ton inspiration. »
Re: PAGE BLANCHE (Texte court, horreur, fantastique)
Bien vu !
Un texte court et auto-suffisant qui rappelle certains des textes du concours (foutue page blanche ! un sujet intemporel, s'il en est), mais possédant néanmoins son cachet propre. J'avoue, je ne m'attendais pas du tout à la suite, après les premières phrases et j'ai été très agréablement surpris. Il y a un léger flou qui demeure, mais dans un texte de ce genre où les mécanismes de la création (souvent très abscons eux aussi) est au centre du débat, j'ai trouvé ces zones d'ombres tout à fait à propos.
Tu as lu Sac d'Os de Stephen King ? Probablement l'un de ses meilleurs romans, toutes époques confondues. J'y ai un peu pensé en cours de route, mais bien entendu la finalité n'est absolument pas la même.
Bref, je le dis haut et fort : j'ai adoré ce bref essai Phantom, joli boulot ! (dommage que tu n'y traites pas de la phobie, au niveau du calibrage il aurait été parfait pour le concours).
Un texte court et auto-suffisant qui rappelle certains des textes du concours (foutue page blanche ! un sujet intemporel, s'il en est), mais possédant néanmoins son cachet propre. J'avoue, je ne m'attendais pas du tout à la suite, après les premières phrases et j'ai été très agréablement surpris. Il y a un léger flou qui demeure, mais dans un texte de ce genre où les mécanismes de la création (souvent très abscons eux aussi) est au centre du débat, j'ai trouvé ces zones d'ombres tout à fait à propos.
Tu as lu Sac d'Os de Stephen King ? Probablement l'un de ses meilleurs romans, toutes époques confondues. J'y ai un peu pensé en cours de route, mais bien entendu la finalité n'est absolument pas la même.
Bref, je le dis haut et fort : j'ai adoré ce bref essai Phantom, joli boulot ! (dommage que tu n'y traites pas de la phobie, au niveau du calibrage il aurait été parfait pour le concours).
Tak- Mélomane des Ondes Noires
Disciple des Livres de Sang - Messages : 6299
Date d'inscription : 01/12/2012
Age : 42
Localisation : Briançon, Hautes-Alpes
Re: PAGE BLANCHE (Texte court, horreur, fantastique)
Merci. Il est dans ma liste de textes à lire. Tu remarqueras l'effort majeur de "désampoulement" de mes nouveaux textes, grâce à toi xD
Re: PAGE BLANCHE (Texte court, horreur, fantastique)
Sujet on ne peut plus "bateau", mais interprété d'une manière intéressante... La créature "inspiration" aurait pu être encore plus tyrannique
Le fait que ce soit à la première personne me gêne un peu car tu décris quelqu'un qui ne peut plus aligner une ligne et pourtant, il écrit plusieurs paragraphes en racontant son histoire...
Merci pour le partage ^^
Le fait que ce soit à la première personne me gêne un peu car tu décris quelqu'un qui ne peut plus aligner une ligne et pourtant, il écrit plusieurs paragraphes en racontant son histoire...
Merci pour le partage ^^
Re: PAGE BLANCHE (Texte court, horreur, fantastique)
Tiens, encore un récit sur la page blanche mais encore un très bon petit récit bien construit et à l'idée exploitée de manière bien sympathique !
- Spoiler:
- Le fait qu'il fulmine sur son manque d'idées originales fait un joli clin d’œil à ce thème déjà bien exploité et la difficulté d'être original. Néanmoins, on peut dire que tu as brillamment relevé le défi !
Lyra- Bourreau intérimaire
- Messages : 105
Date d'inscription : 01/08/2019
Age : 29
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