« Chéri, j'ai chaud. »

Quand j'étais jeune, je faisais sonner mon réveil à trois heures et jubilais en pensant aux quatre heures de repos qu'il me restait.
À présent, je m'extrais en hâte du lit que je partage avec cette vipère lascive de Léna.
Levé aux aurores, je me précipite au boulot. Je déteste travailler.
Ma vie est une consternante fuite de tous les instants.

J'ai connu Léna au lycée. À l'époque, son odeur, mélange de parfum de fleurs sauvages et de transpiration, dégageait un je ne sais quoi d'érotique et m'excitait. D'abondantes quantités de phéromones s'exhalaient de son corps plantureux. Un jour, après les cours, je la suivis. Arrivée au jardin public, elle s'arrêta près d'un bosquet et me toisa. « Chéri, j'ai chaud. Tu viens ? » Loin de me rebuter, la vulgarité de l'invite abolit mon sens critique. Toute trace de retenue disparut. La chaleur m'envahit, je cessai de penser...

Ce qui aurait pu n'être qu'une passade se prolongea. Nous nous mariâmes.

On prétend que l'amour véritable ne dure que trois ans. Nous étions ensemble depuis plus de six années et j'avais largement eu le temps de faire le tour du propriétaire.

Léna avait un problème, un gros problème. Elle avait chaud, tout le temps. Son corps moite transpirait à grosses gouttes. Dérèglement hormonal ? Hystérie ? Nymphomanie ? Possession ?

« Chéri, j'ai chaud. » J'y avais droit chaque jour... plusieurs fois par jour. La nuit aussi...
Le soir, elle dégustait son apéritif noyé sous moult cubes de glace. L'été, sa consommation de sorbets et autres crèmes glacées atteignait de folles proportions. Tout cela n'était rien en regard des dépenses somptuaires auxquelles je dus consentir : installation d'une piscine intérieure, climatisation... Mes rapports avec mon banquier se refroidirent.
L'hiver, nous réalisions cependant de substantielles économies, Léna ne connaissant que la fonction « hors gel » des radiateurs.

« Chéri, j'ai chaud. Si nous allions aux sports d'hiver ? » Je la revois, allongée en bikini, devant notre chalet, à l'ombre des sapins. Elle jubilait, engloutissant force thés glacés.
L'été, j'étais bon pour de longs séjours dans les pays nordiques. Le cauchemar de tout Sudiste qui se respecte.

Je l'emmenai chez des spécialistes. D'après eux, ma femme était saine, normale. C'était moi que l'on regardait de travers.

Un soir, j'eus à nouveau droit au fameux « Chéri, j'ai chaud. » Elle proposa de déménager et d'aller vivre dans les Alpes. Je cédai, une fois de plus...

Notre demeure était située à l'ubac. Les jours d'hiver étaient à la fois fort brefs et interminables. Le matin, je m'éveillai glacé, Léna ayant la désagréable manie de rejeter les couvertures. Elle dormait nue mais cela ne m'importait plus guère. Elle me laissait froid.

« Chéri, j'ai chaud. Allons faire un tour. » Nous étions en février. Une balade en forêt ? Quelle bonne idée ! J'enfilai mes raquettes en soupirant.
Un vent glacial soufflait et nous ne tardâmes pas à être recouverts de givre. Léna jubilait. « C'est si bon, mon chéri.  Ah ! Si l'hiver pouvait être éternel !»

Non loin de là, vaste cercle argenté environné de sapins, se trouvait un étang gelé. Léna voulut aller y faire des glissades. Tel un pathétique bonhomme de neige réduit à l'impuissance, je la regardai , consterné, anéanti, transi.
C'est alors que le destin intervint. J'entendis un grand craquement, suivi d'un cri aigu. La glace avait cassé net, ma femme avait été précipitée dans l'eau. Divine surprise ! Sa consommation effrénée de sorbets n'avait pas arrangé sa ligne.

Je ne bougeai pas. L'idée de m'engloutir à mon tour dans ces eaux glacées ne me disait rien. Léna hurlait. Ses bras s'agitaient en tous sens, de plus en plus faiblement. Elle sombrait. Cette péripétie me fournissait l'opportunité tant espérée de me débarrasser de mon épouse, tout en économisant les frais d'un divorce. Je n'avais qu'à attendre que la nature fît son travail. J'avertirais les secours lorsque tout serait terminé.

Enfin, le silence se fit. « Alors, chérie, toujours chaudasse ? » J'éclatai de rire et tournai les talons.
Je téléphonai aux premiers secours et leur signalai l'incident.

Bien ! Les gendarmes ont gobé mon histoire. Tout est réglé. Léna est au frais, à six pieds sous terre. J'ai quitté la région et me suis installé à Nice. L'air du Sud me fait du bien. Je revis sur l'air de  Sea, Sex and Sun.

J'ai passé l'après-midi sur la plage en mode Cigarettes, Whisky et P'tites Pépées. C'est si bon.
Un vent frais, quasi-hivernal, s'est mis à souffler, m'obligeant à rentrer.

Une vague inquiétude me submerge. Quelque chose de déplaisant est sur le point de se produire. Quoi ?

Je me suis couché tôt et me sens lourd, mal à l'aise. Je frissonne. Que se passe-t-il ?
Plus le temps passe, plus je grelotte.

J'entends un bruit de pas familier. On marche dans le couloir. La porte de ma chambre s'ouvre. Seigneur ! Quel froid ! Elle est là, devant moi. Léna ! Ses bras se tendent, sa bouche s'ouvre.
« Chéri, j'ai froid. Viens me réchauffer... »

Léna ne soit pas morte dans la glace, mais que cet épisode l'ait complètement changée, elle a désormais toujours froid. A mon idée, ce simple petit fait qu'elle ait survécu donnerait une meilleure fin.

qui part d’une situation insolite et pousse jusqu'à ses conséquences extrêmes, presque jusqu’à l’absurde. La fille veut toujours davantage de froid.

Ça fonctionne parfaitement jusqu’à la rupture générée par l’accident (rupture de la chaine du froid  )  qui retourne la situation. Fin un peu trop attendue. Malgré cette petite déception, ce texte très enlevé,  bien écrit, et qui joue aussi sur la connotation érotique de la chaleur est très plaisant à lire.