Panne d'Humanité (texte retiré)

Remugles fétides sous le zonzonement léthargique des mouches. Pénombre sale. Membres et chairs lacérés.
Une demi-douzaine de corps, peut-être plus.
Ou bien trente, quarante ou soixante-dix (degrés Celsius). Elle ne savait plus, elle avait perdu le compte. L'aiguille affolée du thermostat s'était substitué au granite glacé de son âme exsangue, lessivée.
Combien de temps, déjà ?
Combien de temps, depuis la dernière détonation... ?
Elle ne se souvenait de rien, hormis du flot de hurlements charriés par les températures étourdissantes. Son chemisier poisseux d'hémoglobine se rivetait à sa peau, à l'unisson de sa lourde tignasse. Le reste se réduisait pour elle en un chaos strié de rouge et de folie abrutissante...
Ce monstre, ce malade les a tous massacré... Est-il parti pour de bon ou attend-il quelque part dans un coin ?
Tout son univers se figeait dans une épouvantable bulle de présent privée de toute attache temporelle. Le reste se perdait dans une série de flashes vides de tout contexte ou chronologie.
Un verre d'eau lancé au visage.
Panne de courant ; liseré lumineux striant les carreaux.
Une enseigne délabrée.
Interminable marche sous l'astre brûlant. Ligne d'horizon se dédoublant sans fin...
L'éclat d'une lame annonciatrice de carnages à venir – ou peut-être la tige d'un tournevis ?
Il va revenir, je le sens, il n'étanchera sa soif de meurtre qu'une fois ma dépouille gisant au milieu des autres...
Il lui fallait maintenant calmer ses nerfs et réfléchir à un plan d'action.
Difficile cependant de se concentrer sur quoi que ce soit au milieu de ces cadavres pourrissant doucement dans cette enceinte de fournaise. Pas une once d'humidité pour compenser la sécheresse infernale de cette longue, longue après-midi estivale. Aucun échappatoire. Pourtant, elle ne pouvait rester ici, amorphe...
Alors, l'esprit gourd autant que ses membres, elle se redressa derrière l'un des claustras séparant les tables. Osa un regard circulaire sur le coté. Les muscles tétanisés de tension, elle s'affaissa sous une horde de marteaux-pillons déments lui labourant les nerfs cervicaux. Rien. Pas un bruit.
« Dis, ma belle, besoin que je te rafraîchisse... ? »
Éprouvant ses muscles engourdis, elle tenta ensuite de se relever, se hissant contre la cloison. Une tâche sombre s'épanouissait entre ses jambes. La femme grimaça en faisant le point aux alentours. Toujours personne. Un pas flageolant après l'autre, elle remonta les allées empoissées, étourdie par la nasse chauffante la cernant de toute part. S'efforça d'éviter du regard les masses inertes tout autour, atrocement mutilées.
Pourquoi la police n'est-elle pas encore intervenue ? Quel cauchemar...
Évidement, cette aire d'autoroute reculée offrait un début d'explication à elle seule. Mais n'y avait-il eu aucun autre survivant qu'elle-même ? Un client discret ou le gérant lui-même, peut-être... ? Ceci dit, elle préférait ne pas trop espérer. L'espoir devenait un luxe, lorsque l'on réchappait à pareil élan de sauvagerie.
« J-je... n'ai pas d'argent sur moi... »
Claudiquant en essayant vainement d'ordonner ses pensées, elle se retrouva finalement face à un large miroir, jouxtant l'un des box. Son reflet la glaça d'effroi : une vision d'elle-même croûtée des pieds à la tête d’écœurantes nuances carmin. Bras, torse, jambes. Jusqu'à son visage, constellé de sanglantes abstractions évoquant une toile de Jackson Pollock. Mais le pire... le détail qui fit vaciller sa raison sur le fil d'une crête vertigineuse s'imprima dans l'outil qu'elle empoignait à s'en exploser les tendons : un tournevis cruciforme recouvert de longues traînées visqueuses.
Un dernier flash et tout se remit en place : la discussion s'échauffant rapidement entre elle et le client entreprenant, le verre d'eau à la figure, elle-même qui après avoir souffert le martyre et cru mourir de soif, avait extirpé l'instrument de sa poche revolver – probablement suite à des essais de réparation infructueux. Du sang, des hurlements, des coups de feux provenant de derrière le comptoir. L'odeur musquée des fluides vitaux s'échappant des corps.
Celle de la poudre ; de la peur.
Le m-monstre... Je...
Une lueur de compréhension éclaira soudain ses traits livides.

Hélas trop tard pour son salut : une silhouette surgit brusquement d'un angle mort, à l'opposé. Recouvert d'un voile de sueur sale, un homme blessé arma son petit calibre. L'air résolu, il tira sans sommation, avant même que la femme n'ait pu ouvrir la bouche.
« S'il v... »
Un trou fumant s'ouvrit dans sa poitrine. La mine interloquée – l'expression de quelqu'un voulant expliquer sa méprise à un gamin ignorant –, celle-ci s'écroula au milieu d'une flaque spongieuse. L'homme, qui avait voulu s'interposer quelques minutes auparavant, s'en était lui-même tiré avec une violente balafre au niveau du cou. Il avait bien pressé la détente, mais raté par deux fois sa cible trop proche. Furtif, il s'était alors terré dans un recoin, réprimant des salves de râles gutturaux.
Quelques minutes à peine s'étaient écoulées. Des siècles.
Toutefois, le survivant n'eut pas le loisir de savourer sa victoire : sous les assauts mêlées de la souffrance et de l'étau suffocant, il s'écrasa au sol à son tour. Un ultime spasme lui secoua les pieds, sous les ondes étouffantes du mercure.

Et puis... un cliquetis résonna dans le silence macabre. Le groupe électrogène s'enclencha et relança la climatisation, purifiant ainsi l'atmosphère lourde de ses relents viciés.