Egaré

Quelques heures de néant à peine avant l’obscurité. Son corps transi par le mur suintant lui semblait une armure de métal que l’on n’aurait pas graissé depuis un siècle. Ses muscles sans âge, ceux de ses jambes surtout, n’étaient que douleurs lancinantes entrecoupées d’éclairs de pure souffrance. Comme chaque jour, il avait transporté sur son dos le bois nécessaire pour la nuit prochaine ; sept-cents kilos de buches de toutes tailles ; plus encore les nuits de tempête ; cent-vingt trois marches à gravir à chacun des voyages, le dos écrasé sous le fardeau. Le moindre détail de l’escalier en colimaçon lui était horriblement familier. Son univers entier se trouvait là, dans ces marches de pierre inégales au centre creusé par les pas, au fond de la plus infime fissure du mur grisâtre, rythmé par le balancement des toiles d’araignées dans le courant d’air glacial. Les années d’habitude n’avaient pas diminué le vertige qui l’envahissait dans les vingt derniers degrés, le laissait pantelant dès qu’il avait lâché à terre le bois qu’il devrait encore ranger tout autour de la plateforme. La descente représentait un autre défi. Son corps allégé laissait jaillir des pensées qui le hantaient depuis… quand ? Où était la relève ? L’avait-on abandonné ici ? Oublié peut-être ? L’immonde solitude du récif désertique étranglait son âme. Toute la hauteur du phare suffisait à peine à rallier son courage autour de sa seule raison d’exister : son devoir. Alors il recommençait à remplir de buches son panier dorsal.
La pénombre du crépuscule filtrait à travers l’étroite fenêtre à croisillons, aux carreaux salis par les embruns. Comme tous les soirs, il quitta sa dure couchette et pesamment, marche après marche, monta vers sa prochaine nuit de veille. Jusqu’à l’aurore, il alimenterait le feu sur la plateforme, veillant à sa régularité, en quête de la plus grande clarté. Plusieurs fois, il essuierait les rares vitres intactes qui regardaient vers la mer, s’assurerait que la corde de la cloche d’alerte reste solidement attachée à son crochet. Et il scruterait la lugubre obscurité de l’océan, les oreilles et les yeux à l’affut de la voile en difficulté. Tremblant de froid malgré le brasier, il oscillerait au rythme des assauts de l’onde sur l’ilot tourmenté. L’océan, il le savait, était un dieu vorace tendu vers le but d’engloutir toute matière solide. Ses gardes nocturnes étaient un gant jeté à la face de cette créature dont les charges inlassables émiettaient peu à peu le vieux phare. Chaque nouvelle bûche ajoutée savamment au foyer pesait  plus lourd que la précédente, sous les ondes de malignité de cet être protéiforme.
Pourtant cette nuit aussi se terminerait. Après quelques ultimes gestes de rangement, il se dirigerait vers l’escalier en titubant et s’engouffrerait dans le non-être pour un moment trop court.
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Le couple, debout côte à côte, observait la pâle lueur tremblotante qui flottait telle un feu follet, à l’aplomb du récif à demi submergé par les vagues d’une mer tourmentée. Une tristesse palpable se dégageait de l’endroit, les assaillant comme le souffle d’un vent éthéré. Malgré les nuages bas, les contours du littoral étaient visibles, de même que le halo du village un kilomètre derrière eux.
« Crois-tu que l’on puisse aider une telle âme ?
- Je ne sais pas, répondit l’homme, mais ça vaut le coup d’essayer. Imagine le supplice que vit cet être condamné à hanter un édifice qui n’existe plus.
- Le type de l’hôtel dit qu’il n’y a plus de phare ici depuis au moins cinq-cents ans. Les légendes ne disent rien sur ce fantôme si c’en est vraiment un.
- En tous cas, qu’il y ait un ou plusieurs esprits, ou que ce soit un phénomène naturel inexpliqué, je compte bien demander au groupe de se focaliser sur le cas dès la prochaine réunion. »
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Il s’apprêtait à installer sur le foyer quatre nouvelles bûches en pyramide lorsqu’il perçut l’appel. Stupéfait il scruta la plateforme, puis l’îlot. Rien. Pas étonnant, nul ne pouvait aborder en pleine nuit. Pourtant des voix retentirent à nouveau. Il eut un étourdissement. Un instant il crut voir le phare entier s’estomper autour de lui et un simple récif déchiqueté une vingtaine de mètres sous ses pieds. Mais il se ressaisit. L’océan lui tendait un nouveau piège et il ne se laisserait pas faire. Il déposa avec attention le bois dans le brasier et partit en chercher plus. Tel était son devoir.
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À l’heure où le groupe de prière avait tourné son attention vers le phare d’Olevant, l’observateur vit sa lumière pâlir un instant. Il s’interdit de formuler une conclusion, mais se sentit plein d’espoir pour toutes les âmes égarées. Il projeta vers elles sa compassion.