Petite Lumière
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Petite Lumière
Hello !
Voici une nouvelle écrite pour un concours (Paris Polar 2013). Bon, j'ai pas gagné quoi que ce soit, m'en doutait ! Le style "noir" n'est pas ce que j'écris d'habitude, mais bon, j'ai voulu tenter...
Bonne lecture !
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PETITE LUMIERE
Voici une nouvelle écrite pour un concours (Paris Polar 2013). Bon, j'ai pas gagné quoi que ce soit, m'en doutait ! Le style "noir" n'est pas ce que j'écris d'habitude, mais bon, j'ai voulu tenter...
Bonne lecture !
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PETITE LUMIERE
La nuit vient de tomber. Un léger crachin l’imite. Les lumières des réverbères et des devantures se reflètent, parant les trottoirs de couleurs et d’ombres changeantes, véritables œuvres psychédéliques aux contours déformés. Les températures ont déjà bien baissées ces derniers jours, l’humidité renforce encore cette impression de froid. Il la pénètre, traverse ses vêtements mouillés pour se frayer un chemin jusqu’à sa peau avant de continuer, plus loin, et la saisir jusqu’aux os.
Luminita frissonne, elle ressert ses bras contre sa poitrine menue d’adolescente maigrichonne. Elle ne sait plus depuis combien de temps elle est là, au pied de cette vitrine. De toute façon, elle s’en fout, le temps n’a pas d’importance. Non, ce qui compte, c’est l’argent. C’est lui qui lui indiquera le bon moment pour rentrer. Enfin, le moment tout court, parce qu’il n’est jamais bon…
Assise sur son bout de carton détrempé, elle suit d’un regard aussi délavée que l’asphalte les quelques piétons qui accélèrent le pas, pressés de se mettre au chaud après leur journée de boulot, pressés de trouver un bon dîner, pressés de serrer l’être aimé dans leurs bras… pressés, toujours pressés. Comme des fourmis disciplinées, chacun vaque. Aucun ne lui prête la moindre attention. Au mieux, ils font un écart pour l’éviter, moins par crainte de lui marcher dessus que par celle, moins avouable mais plus viscérale, de la toucher et de se confronter à sa misère et à sa crasse.
Luminita renifle. Il fait si froid ! Elle s’essuie le nez avec le bord élimé de son manteau, trop petit, pas assez épais pour la protéger des courants d’air. Elle aimerait tant que quelqu’un, n’importe qui, la remarque, lui adresse un sourire et pourquoi pas, la prenne par la main pour l’emmener vers un endroit chaud. Les rêves, après tout, c’est gratuit, non ?
Elle n’en peut plus et décide de se mettre debout. Marcher, taper des pieds, cela la réchauffera peut-être un peu. La jeune fille fait maintenant les cent pas devant la boutique.
A l’intérieur les lumières viennent de s’éteindre, excepté celles qui illuminent la vitrine. La dernière employée sort et ferme. Un grillage métallique descend, lentement. Les grincements font mal à Luminita jusque dans les dents et exacerbent sa chair de poule. La vendeuse lui jette un regard peu amène avant de se détourner sans un mot et partir vers la bouche de métro.
Même si elle a l’habitude de ces coups d’œil vachards, ils lui font toujours mal…
Ses chaussures prennent l’eau, elles aussi. Les semelles se décollent et ses chaussettes de laine bon marché absorbent ce qu’elles peuvent comme un buvard.
Afin de tuer le temps, Luminita se tourne vers la devanture. Que c’est beau ! Les spots nimbent les articles exposés d’une chaude lumière dorée. Elle se dit qu’à force de la regarder, elle la réchauffera… elle croit même déjà la sentir sur son visage au travers de l’épais verre Sécurit.
Il y a là de beaux sacs à main en cuir, des ceintures, des foulards aussi. La soie se pare de reflets moirés, les couleurs ressortent ou se cachent sous la brillance des lampes. Mais ce que Luminita admire par-dessus tout, c’est le mannequin au fond, à droite. Que cette femme lui paraît belle et élégante ! Sa robe de satin noir chatoie sous les spots. Un bracelet brillant tranche sur le poignet fin et délicat couleur d’ivoire. Le visage levé vers le ciel, les yeux clos, ses longs cheveux blonds parfaitement coiffés rejetés en arrière, la femme de plastique semble attendre une pluie rafraîchissante… à moins qu’elle ne s’abandonne dans les bras d’un amant invisible, dans l’attente d’un baiser.
Luminita le sait, elle a beaucoup d’imagination. Trop. Dragos, son beau-père le lui reproche assez. « L’imagination, ça sert à rien ! C’est pas ça qui va nous faire bouffer ! Arrête de rêvasser et fais ce qu’on te demande !». Combien de fois a-t-elle entendu ce genre de remarque ? Un nombre incalculable. Bien souvent accompagnées d’un bon coup de ceinture…
Son visage se reflète, superposé à la jolie robe. Pâle. Fatigué. Creusé. Ses yeux paraissent si grands… Est-ce leur taille qui est démesurée ou bien sa frimousse qui est trop petite ? Ses longs cheveux noirs retenus en tresse dégoulinent. Les petites mèches rebelles qu’elle n’arrive jamais à discipliner lui collent au front. De fines rigoles, comme des rivières miniatures, s’en échappent et descendent en zigzag vers ses sourcils qu’elle juge trop épais. Alors parfois, Luminita se prend à rêver. Elle se dit qu’avec un peu de maquillage et de beaux vêtements, elle pourrait être jolie. Aussi jolie que ce mannequin. Offerte et extatique dans l’attente du baiser d’un bel inconnu… Après tout, son prénom ne signifie-t-il pas « petite lumière » ? C’est pour cela qu’elle aimerait tant briller, être regardée, choyée… être aimée, simplement.
Sa main frigorifiée farfouille dans la poche. Les piécettes tintent au fond, assourdies par la grossière étoffe. Elle les sort et regarde les étiquettes de la vitrine. Luminita ne sait ni lire ni écrire, cependant elle sait reconnaître les chiffres. Pour la robe, il y en a trois qui se suivent. C’est cher. Alors elle inspecte sa petite fortune, fruit de sa journée de mendicité. Il n’y a pas grand’ chose. Les gens donnent de moins en moins. Elle ne possède que quelques euros tout au plus. De quoi s’acheter à manger ? La faim lui tord les entrailles depuis un bon moment. Elle se laisserait bien tenter. L’image de Dragos en colère suffit à lui couper l’appétit. Enfin, peut-être pas l’appétit, par contre toute envie de dépenser son pécule en nourriture, ça oui. Si elle ne ramène pas assez, il va encore la frapper. De toute façon, elle va la prendre, sa tannée, car ces maigres sous arrachés à coup de lamentations ne seront pas suffisants, Luminita le sait bien. Mais a-t-il besoin d’une raison pour s’en prendre à elle ? Pas vraiment, l’alcool l’empoisonne et lui brouille la raison.
Alors, même s’il fait nuit, elle ne rentrera pas tout de suite.
Les chiffres verts luminescents au-dessus de la pharmacie d’en face indiquent l’heure tardive et la température en chute. Luminita n’y prête pas attention. De toute façon, elle a du mal à décrypter tout ça, elle se trompe toujours.
Depuis que la nuit l’a enveloppée, personne ne lui a donné la moindre pièce. Il faut dire qu’à part elle, il n’y a plus foule dans cette rue pourtant si vivante en journée. Un sans domicile fixe est passé un peu plus tôt. Il a tenté de lui soutirer le peu qu’elle a. La jeune fille ne s’est pas laissé faire. Elle l’a repoussé de ses mains et de ses insultes en roumain. L’autre est parti traîner sa misère ailleurs en maugréant, abandonnant derrière lui une bouffée d’alcool et de vieille pisse rance.
La pluie n’a pas faibli. Luminita ne peut plus rester sur son carton. Il est si détrempé qu’il a perdu toute forme et s’est transformé en bouillie marronnasse. Elle se dit qu’elle pourrait peut-être passer le reste de la nuit à l’abri sous une porte cochère. Car c’est décidé, elle ne rentrera pas malgré le temps pourri. Son corps garde encore les traces de sa dernière correction, elle n’en veut pas d’autres. Pas ce soir.
Les bras serrés contre son torse, le visage baissé afin d’éviter les gouttes dans les yeux, les épaules basses, elle avance le long du trottoir. Crispés par le froid, ses muscles tétanisés n’arrivent plus à se détendre. Sa mâchoire claque derrière ses lèvres bleuies.
Maudits codes ! Aucune des portes ne veut s’ouvrir. C’est pour cela qu’elle continue, plus loin. Toujours plus loin. Ses semelles décollées chuintent. Les gouttelettes glacées lui coulent dans le dos, s’insinuant méchamment entre son col et sa vieille écharpe boulochée.
Au bout d’une longue marche, Luminita trouve enfin ce qu’elle cherchait. Entre deux immeubles, un passage couvert où de grosses bennes à ordures s’entassent dans l’attente du ramassage matinal. Avec aigreur, elle se dit que c’est bien trouvé, que c’est la place idéale où dormir pour quelqu’un comme elle : un paria, une romanichelle que les bourgeois bien-pensants ne regardent pas pour mieux ne pas la voir.
Quelques cartons secs dépassent des poubelles. Elle s’en saisit afin de se confectionner un matelas. S’isoler un maximum du sol glacé est sa priorité. Elle jauge d’un coup d’œil sévère son campement de fortune. Elle sait qu’elle ne pourra pas dormir, toutefois elle essaiera de se reposer un peu. Alors elle s’allonge et tente de dénouer ses muscles endoloris. Peine perdue. Finalement, elle remonte ses genoux contre sa poitrine et s’efforce de tirer son manteau pour se couvrir jusqu’aux chevilles. La pluie ne tombe plus sur elle. Elle est protégée mais l’humidité, cette garce insidieuse, reste collée à sa peau. Luminita grelotte, les yeux fermés. Elle se dit que si seulement elle pouvait dormir un peu, rien qu’un tout petit peu… Peut-être pourrait-elle rêver ? Elle serait belle et élégante. Les hommes la courtiseraient. Et surtout on la verrait, on la remarquerait. Elle existerait. Enfin.
Le sommeil a eu raison d’elle, finalement. Oh, pas longtemps. Et surtout pas profondément. Non, juste cet état de somnolence qui permet de perdre pied, de se couper du monde et de se sentir aussi léger qu’une plume. Un moment de grâce. C’est justement parce ce qu’elle ne dort pas profondément que Luminita sent que quelque chose la touche. Frôlements légers, bruissements de tissu. Serait-ce un rat ?
Elle ouvre les yeux et le voit. Non, ce n’est pas un rongeur miteux. Dans un sens, elle aurait préféré. Le type penché au-dessus d’elle lui fait les poches. Et vu sa tête, ce n’est pas pour s’acheter un croissant pur beurre. Son visage est grêlé, mangé par une barbe qui a nettement plus de trois jours. Malgré le froid, la transpiration fait luire sa peau, comme une pellicule grasse. Il est efflanqué, encore plus que Luminita. Pourtant sa maigreur n’est pas due seulement à une mauvaise alimentation. Lui, c’est la came qui le bouffe. Ça se remarque à son regard injecté de sang, trop brillant, presque fiévreux. A ses gestes aussi, rapides, secs mais tremblants. Tous les symptômes évidents du manque.
La jeune fille tente de se relever, de le repousser. Ces quelques euros, ils sont à elle ! Elle a trop morflé pour les recueillir, alors personne ne les lui prendra. Et puis demain, il faudra bien qu’elle rentre. Et que dira-t-elle à Dragos si elle rentre bredouille ? Ça, elle n’ose même pas y penser. Elle plaque ses mains contre la poitrine osseuse du camé. Les côtes du type ressortent comme des arceaux d’osier sous son tee-shirt et sa poitrine se soulève trop rapidement, comme mue par un halètement de chien malade. Cependant, il reste vif. Luminita pousse un petit cri lorsqu’il lui saisit les poignets et la renverse. Il serre fort, il lui fait mal. Allongée sur le dos, elle ne peut plus bouger. Même maigre, le poids du camé la plaque au sol. Lorsque ses mains se resserrent sur sa gorge, elle veut crier. Impossible, l’air lui manque. Elle tente de riposter comme elle peut, brasse le vide devant elle et lui laboure le visage de ses ongles au vernis écaillé. La pression se fait plus forte et des points noirs se mettent à danser devant ses yeux. Elle étouffe. Tout se brouille.
Dans une aura nimbée de larmes, elle voit des passants indifférents, des robes de couturiers, de belles dames élégantes, une caravane pouilleuse, une belle lumière… Est-ce vrai que toute la vie défile au dernier moment ?
La pression se relâche et Luminita exhale un râle avant de tousser. Finalement, ce ne sera pas pour cette fois. Elle peine à reprendre son souffle, la gorge brûlante.
Les mains de son agresseur s’attardent, palpent son torse, descendent vers son ventre. A demi consciente, la jeune fille se sent prise d’assaut, des convulsions la secouent. Elle fait le vide, son corps et son cœur se gèlent pendant le court espace d’une éternité…
L’infime clarté électrique provenant de la rue peine à se frayer un chemin jusqu’au fond de l’impasse. Pourtant, un scintillement métallique luit sous cette lumière anémique. L’éclat est fugace mais elle le perçoit, atténué comme dans un brouillard. Une drôle de douleur lui traverse le flanc. Ça brûle un peu. Ça pique aussi.
Luminita n’a plus froid. Au contraire, elle sent une chaleur la recouvrir comme un plaid de laine. Ça s’étend, longe sa hanche, passe sur son ventre, glisse le long de sa cuisse. La jeune fille sourit. C’est fini. Elle se sent bien. Comme apaisée.
Les lumières bleues des gyrophares se répercutent sur les murs des immeubles dans cette aube naissante, sale et grise. Un modeste attroupement de lève-tôt s’est formé à l’entrée de l’impasse. Chacun y va de son petit commentaire, tend le cou afin d’apercevoir un détail, une chose croustillante à raconter lors du prochain déjeuner dominical. Quelques mots échappés aux policiers leur parviennent et attisent leur intérêt morbide : « viol », « meurtre », « couteau »… Les visages expriment le dégoût et la compassion mais ce ne sont que des masques qui cachent une excitation primale. Le badaud moyen aime tremper son sucre dans le sang frais du fait-divers sordide. Cela le rassure et rend sa propre existence moins pathétique.
Les flics ont tendu un ruban afin que la scène ne soit pas polluée par ces voyeurs impudiques. Une couverture a été jeté à la vas-vite sur le corps. On l’a juste soulevée pour que le photographe judiciaire puisse accomplir son travail macabre. Les flashs ont crépités. Pour la police, il ne s’agit de rien d’autre qu’une affaire banale. Un accrochage entre marginaux qui aura mal tourné. Une histoire de fric ou de drogue, à moins que ce soit un truc de proxénète. De toute manière, ça fera toujours une mendiante roumaine de moins dans les rues. Il y en a tant…
Luminita aurait été heureuse. Elle aurait certainement apprécié de voir tous ces gens-là, pour elle. Rien que pour elle. Attentifs.
Car oui, finalement, des personnes se sont arrêtées et s’occupent de sa petite personne. Ils la regardent, l’auscultent, parlent de son cas. Ils l’ont même prise en photo ! Comme une star de cinéma…
Elle se serait enfin sentie importante. Aimée même. C’est si bon de compter aux yeux du monde.
Mais sera-t-elle aussi jolie sur les clichés que le mannequin qui la faisait tant rêver ?
Luminita frissonne, elle ressert ses bras contre sa poitrine menue d’adolescente maigrichonne. Elle ne sait plus depuis combien de temps elle est là, au pied de cette vitrine. De toute façon, elle s’en fout, le temps n’a pas d’importance. Non, ce qui compte, c’est l’argent. C’est lui qui lui indiquera le bon moment pour rentrer. Enfin, le moment tout court, parce qu’il n’est jamais bon…
Assise sur son bout de carton détrempé, elle suit d’un regard aussi délavée que l’asphalte les quelques piétons qui accélèrent le pas, pressés de se mettre au chaud après leur journée de boulot, pressés de trouver un bon dîner, pressés de serrer l’être aimé dans leurs bras… pressés, toujours pressés. Comme des fourmis disciplinées, chacun vaque. Aucun ne lui prête la moindre attention. Au mieux, ils font un écart pour l’éviter, moins par crainte de lui marcher dessus que par celle, moins avouable mais plus viscérale, de la toucher et de se confronter à sa misère et à sa crasse.
Luminita renifle. Il fait si froid ! Elle s’essuie le nez avec le bord élimé de son manteau, trop petit, pas assez épais pour la protéger des courants d’air. Elle aimerait tant que quelqu’un, n’importe qui, la remarque, lui adresse un sourire et pourquoi pas, la prenne par la main pour l’emmener vers un endroit chaud. Les rêves, après tout, c’est gratuit, non ?
Elle n’en peut plus et décide de se mettre debout. Marcher, taper des pieds, cela la réchauffera peut-être un peu. La jeune fille fait maintenant les cent pas devant la boutique.
A l’intérieur les lumières viennent de s’éteindre, excepté celles qui illuminent la vitrine. La dernière employée sort et ferme. Un grillage métallique descend, lentement. Les grincements font mal à Luminita jusque dans les dents et exacerbent sa chair de poule. La vendeuse lui jette un regard peu amène avant de se détourner sans un mot et partir vers la bouche de métro.
Même si elle a l’habitude de ces coups d’œil vachards, ils lui font toujours mal…
Ses chaussures prennent l’eau, elles aussi. Les semelles se décollent et ses chaussettes de laine bon marché absorbent ce qu’elles peuvent comme un buvard.
Afin de tuer le temps, Luminita se tourne vers la devanture. Que c’est beau ! Les spots nimbent les articles exposés d’une chaude lumière dorée. Elle se dit qu’à force de la regarder, elle la réchauffera… elle croit même déjà la sentir sur son visage au travers de l’épais verre Sécurit.
Il y a là de beaux sacs à main en cuir, des ceintures, des foulards aussi. La soie se pare de reflets moirés, les couleurs ressortent ou se cachent sous la brillance des lampes. Mais ce que Luminita admire par-dessus tout, c’est le mannequin au fond, à droite. Que cette femme lui paraît belle et élégante ! Sa robe de satin noir chatoie sous les spots. Un bracelet brillant tranche sur le poignet fin et délicat couleur d’ivoire. Le visage levé vers le ciel, les yeux clos, ses longs cheveux blonds parfaitement coiffés rejetés en arrière, la femme de plastique semble attendre une pluie rafraîchissante… à moins qu’elle ne s’abandonne dans les bras d’un amant invisible, dans l’attente d’un baiser.
Luminita le sait, elle a beaucoup d’imagination. Trop. Dragos, son beau-père le lui reproche assez. « L’imagination, ça sert à rien ! C’est pas ça qui va nous faire bouffer ! Arrête de rêvasser et fais ce qu’on te demande !». Combien de fois a-t-elle entendu ce genre de remarque ? Un nombre incalculable. Bien souvent accompagnées d’un bon coup de ceinture…
Son visage se reflète, superposé à la jolie robe. Pâle. Fatigué. Creusé. Ses yeux paraissent si grands… Est-ce leur taille qui est démesurée ou bien sa frimousse qui est trop petite ? Ses longs cheveux noirs retenus en tresse dégoulinent. Les petites mèches rebelles qu’elle n’arrive jamais à discipliner lui collent au front. De fines rigoles, comme des rivières miniatures, s’en échappent et descendent en zigzag vers ses sourcils qu’elle juge trop épais. Alors parfois, Luminita se prend à rêver. Elle se dit qu’avec un peu de maquillage et de beaux vêtements, elle pourrait être jolie. Aussi jolie que ce mannequin. Offerte et extatique dans l’attente du baiser d’un bel inconnu… Après tout, son prénom ne signifie-t-il pas « petite lumière » ? C’est pour cela qu’elle aimerait tant briller, être regardée, choyée… être aimée, simplement.
Sa main frigorifiée farfouille dans la poche. Les piécettes tintent au fond, assourdies par la grossière étoffe. Elle les sort et regarde les étiquettes de la vitrine. Luminita ne sait ni lire ni écrire, cependant elle sait reconnaître les chiffres. Pour la robe, il y en a trois qui se suivent. C’est cher. Alors elle inspecte sa petite fortune, fruit de sa journée de mendicité. Il n’y a pas grand’ chose. Les gens donnent de moins en moins. Elle ne possède que quelques euros tout au plus. De quoi s’acheter à manger ? La faim lui tord les entrailles depuis un bon moment. Elle se laisserait bien tenter. L’image de Dragos en colère suffit à lui couper l’appétit. Enfin, peut-être pas l’appétit, par contre toute envie de dépenser son pécule en nourriture, ça oui. Si elle ne ramène pas assez, il va encore la frapper. De toute façon, elle va la prendre, sa tannée, car ces maigres sous arrachés à coup de lamentations ne seront pas suffisants, Luminita le sait bien. Mais a-t-il besoin d’une raison pour s’en prendre à elle ? Pas vraiment, l’alcool l’empoisonne et lui brouille la raison.
Alors, même s’il fait nuit, elle ne rentrera pas tout de suite.
Les chiffres verts luminescents au-dessus de la pharmacie d’en face indiquent l’heure tardive et la température en chute. Luminita n’y prête pas attention. De toute façon, elle a du mal à décrypter tout ça, elle se trompe toujours.
Depuis que la nuit l’a enveloppée, personne ne lui a donné la moindre pièce. Il faut dire qu’à part elle, il n’y a plus foule dans cette rue pourtant si vivante en journée. Un sans domicile fixe est passé un peu plus tôt. Il a tenté de lui soutirer le peu qu’elle a. La jeune fille ne s’est pas laissé faire. Elle l’a repoussé de ses mains et de ses insultes en roumain. L’autre est parti traîner sa misère ailleurs en maugréant, abandonnant derrière lui une bouffée d’alcool et de vieille pisse rance.
La pluie n’a pas faibli. Luminita ne peut plus rester sur son carton. Il est si détrempé qu’il a perdu toute forme et s’est transformé en bouillie marronnasse. Elle se dit qu’elle pourrait peut-être passer le reste de la nuit à l’abri sous une porte cochère. Car c’est décidé, elle ne rentrera pas malgré le temps pourri. Son corps garde encore les traces de sa dernière correction, elle n’en veut pas d’autres. Pas ce soir.
Les bras serrés contre son torse, le visage baissé afin d’éviter les gouttes dans les yeux, les épaules basses, elle avance le long du trottoir. Crispés par le froid, ses muscles tétanisés n’arrivent plus à se détendre. Sa mâchoire claque derrière ses lèvres bleuies.
Maudits codes ! Aucune des portes ne veut s’ouvrir. C’est pour cela qu’elle continue, plus loin. Toujours plus loin. Ses semelles décollées chuintent. Les gouttelettes glacées lui coulent dans le dos, s’insinuant méchamment entre son col et sa vieille écharpe boulochée.
Au bout d’une longue marche, Luminita trouve enfin ce qu’elle cherchait. Entre deux immeubles, un passage couvert où de grosses bennes à ordures s’entassent dans l’attente du ramassage matinal. Avec aigreur, elle se dit que c’est bien trouvé, que c’est la place idéale où dormir pour quelqu’un comme elle : un paria, une romanichelle que les bourgeois bien-pensants ne regardent pas pour mieux ne pas la voir.
Quelques cartons secs dépassent des poubelles. Elle s’en saisit afin de se confectionner un matelas. S’isoler un maximum du sol glacé est sa priorité. Elle jauge d’un coup d’œil sévère son campement de fortune. Elle sait qu’elle ne pourra pas dormir, toutefois elle essaiera de se reposer un peu. Alors elle s’allonge et tente de dénouer ses muscles endoloris. Peine perdue. Finalement, elle remonte ses genoux contre sa poitrine et s’efforce de tirer son manteau pour se couvrir jusqu’aux chevilles. La pluie ne tombe plus sur elle. Elle est protégée mais l’humidité, cette garce insidieuse, reste collée à sa peau. Luminita grelotte, les yeux fermés. Elle se dit que si seulement elle pouvait dormir un peu, rien qu’un tout petit peu… Peut-être pourrait-elle rêver ? Elle serait belle et élégante. Les hommes la courtiseraient. Et surtout on la verrait, on la remarquerait. Elle existerait. Enfin.
Le sommeil a eu raison d’elle, finalement. Oh, pas longtemps. Et surtout pas profondément. Non, juste cet état de somnolence qui permet de perdre pied, de se couper du monde et de se sentir aussi léger qu’une plume. Un moment de grâce. C’est justement parce ce qu’elle ne dort pas profondément que Luminita sent que quelque chose la touche. Frôlements légers, bruissements de tissu. Serait-ce un rat ?
Elle ouvre les yeux et le voit. Non, ce n’est pas un rongeur miteux. Dans un sens, elle aurait préféré. Le type penché au-dessus d’elle lui fait les poches. Et vu sa tête, ce n’est pas pour s’acheter un croissant pur beurre. Son visage est grêlé, mangé par une barbe qui a nettement plus de trois jours. Malgré le froid, la transpiration fait luire sa peau, comme une pellicule grasse. Il est efflanqué, encore plus que Luminita. Pourtant sa maigreur n’est pas due seulement à une mauvaise alimentation. Lui, c’est la came qui le bouffe. Ça se remarque à son regard injecté de sang, trop brillant, presque fiévreux. A ses gestes aussi, rapides, secs mais tremblants. Tous les symptômes évidents du manque.
La jeune fille tente de se relever, de le repousser. Ces quelques euros, ils sont à elle ! Elle a trop morflé pour les recueillir, alors personne ne les lui prendra. Et puis demain, il faudra bien qu’elle rentre. Et que dira-t-elle à Dragos si elle rentre bredouille ? Ça, elle n’ose même pas y penser. Elle plaque ses mains contre la poitrine osseuse du camé. Les côtes du type ressortent comme des arceaux d’osier sous son tee-shirt et sa poitrine se soulève trop rapidement, comme mue par un halètement de chien malade. Cependant, il reste vif. Luminita pousse un petit cri lorsqu’il lui saisit les poignets et la renverse. Il serre fort, il lui fait mal. Allongée sur le dos, elle ne peut plus bouger. Même maigre, le poids du camé la plaque au sol. Lorsque ses mains se resserrent sur sa gorge, elle veut crier. Impossible, l’air lui manque. Elle tente de riposter comme elle peut, brasse le vide devant elle et lui laboure le visage de ses ongles au vernis écaillé. La pression se fait plus forte et des points noirs se mettent à danser devant ses yeux. Elle étouffe. Tout se brouille.
Dans une aura nimbée de larmes, elle voit des passants indifférents, des robes de couturiers, de belles dames élégantes, une caravane pouilleuse, une belle lumière… Est-ce vrai que toute la vie défile au dernier moment ?
La pression se relâche et Luminita exhale un râle avant de tousser. Finalement, ce ne sera pas pour cette fois. Elle peine à reprendre son souffle, la gorge brûlante.
Les mains de son agresseur s’attardent, palpent son torse, descendent vers son ventre. A demi consciente, la jeune fille se sent prise d’assaut, des convulsions la secouent. Elle fait le vide, son corps et son cœur se gèlent pendant le court espace d’une éternité…
L’infime clarté électrique provenant de la rue peine à se frayer un chemin jusqu’au fond de l’impasse. Pourtant, un scintillement métallique luit sous cette lumière anémique. L’éclat est fugace mais elle le perçoit, atténué comme dans un brouillard. Une drôle de douleur lui traverse le flanc. Ça brûle un peu. Ça pique aussi.
Luminita n’a plus froid. Au contraire, elle sent une chaleur la recouvrir comme un plaid de laine. Ça s’étend, longe sa hanche, passe sur son ventre, glisse le long de sa cuisse. La jeune fille sourit. C’est fini. Elle se sent bien. Comme apaisée.
Les lumières bleues des gyrophares se répercutent sur les murs des immeubles dans cette aube naissante, sale et grise. Un modeste attroupement de lève-tôt s’est formé à l’entrée de l’impasse. Chacun y va de son petit commentaire, tend le cou afin d’apercevoir un détail, une chose croustillante à raconter lors du prochain déjeuner dominical. Quelques mots échappés aux policiers leur parviennent et attisent leur intérêt morbide : « viol », « meurtre », « couteau »… Les visages expriment le dégoût et la compassion mais ce ne sont que des masques qui cachent une excitation primale. Le badaud moyen aime tremper son sucre dans le sang frais du fait-divers sordide. Cela le rassure et rend sa propre existence moins pathétique.
Les flics ont tendu un ruban afin que la scène ne soit pas polluée par ces voyeurs impudiques. Une couverture a été jeté à la vas-vite sur le corps. On l’a juste soulevée pour que le photographe judiciaire puisse accomplir son travail macabre. Les flashs ont crépités. Pour la police, il ne s’agit de rien d’autre qu’une affaire banale. Un accrochage entre marginaux qui aura mal tourné. Une histoire de fric ou de drogue, à moins que ce soit un truc de proxénète. De toute manière, ça fera toujours une mendiante roumaine de moins dans les rues. Il y en a tant…
Luminita aurait été heureuse. Elle aurait certainement apprécié de voir tous ces gens-là, pour elle. Rien que pour elle. Attentifs.
Car oui, finalement, des personnes se sont arrêtées et s’occupent de sa petite personne. Ils la regardent, l’auscultent, parlent de son cas. Ils l’ont même prise en photo ! Comme une star de cinéma…
Elle se serait enfin sentie importante. Aimée même. C’est si bon de compter aux yeux du monde.
Mais sera-t-elle aussi jolie sur les clichés que le mannequin qui la faisait tant rêver ?
Invité- Invité
Re: Petite Lumière
Curieux de ne trouver encore aucun commentaire sous ce beau texte grave et émouvant. Peut-être trop "reportage" ou "fait divers" pour "Paris Polar", mais cela n'enlève rien à ses qualités d'évocation, ni à la compassion communicative qui s'en dégage.
Un tranche de vie et une vie tranchée, dans l'anonymat des oubliés de la misère. Il n'y a pas de Jean Valjean sur le chemin de ronces des Cosette modernes, rien que des Thénardier... et l'indifférence.
Ecrire, c'est aussi cela : témoigner à sa façon contre l'inacceptable.
Et tu as su trouver le plus difficile : le ton juste.
Je ne peux qu'approuver sans réserve.
Un tranche de vie et une vie tranchée, dans l'anonymat des oubliés de la misère. Il n'y a pas de Jean Valjean sur le chemin de ronces des Cosette modernes, rien que des Thénardier... et l'indifférence.
Ecrire, c'est aussi cela : témoigner à sa façon contre l'inacceptable.
Et tu as su trouver le plus difficile : le ton juste.
Je ne peux qu'approuver sans réserve.
Jack-the-rimeur- — — Zonard crépusculaire — — Disciple d'Ambrose Bierce
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Re: Petite Lumière
Hello !
Hé bien, merci ! Je m'étais un peu inspirée de la "petite marchande d'allumette", une version moderne. J'avais envoyé cette nouvelle par mail et je n'ai jamais eu de réponse de la part de Paris Polar, elle a dû tomber au fond des oubliettes, comme le personnage...
Ravie d'avoir pu toucher une âme sensible...
A +
Hé bien, merci ! Je m'étais un peu inspirée de la "petite marchande d'allumette", une version moderne. J'avais envoyé cette nouvelle par mail et je n'ai jamais eu de réponse de la part de Paris Polar, elle a dû tomber au fond des oubliettes, comme le personnage...
Ravie d'avoir pu toucher une âme sensible...
A +
Invité- Invité
Re: Petite Lumière
Bonjour.
J'ai passé un bon moment avec cette nouvelle. A la fois triste et cruelle, elle m'a vraiment touché. En particulier la fin qui, urgh, fait bien mal là où il faut. Imaginer qu'elle aurait pu être heureuse face à un tel public, ça laisse entendre à quel point sa solitude et son besoin d'attention étaient forts. Celui, surtout, de ne plus être une ombre qu'on préfère ignorer.
J'ai passé un bon moment avec cette nouvelle. A la fois triste et cruelle, elle m'a vraiment touché. En particulier la fin qui, urgh, fait bien mal là où il faut. Imaginer qu'elle aurait pu être heureuse face à un tel public, ça laisse entendre à quel point sa solitude et son besoin d'attention étaient forts. Celui, surtout, de ne plus être une ombre qu'on préfère ignorer.
Invité- Invité
Re: Petite Lumière
Luminita est poignante. Cela m'a beaucoup touchée. Pourtont on passe devant elle avec indifférence. Ilk y en a des tas, des vraies mendiantes et les fausses faisant partie d'un réseau.
En tout cas, ton texte touche le lecteur. Bien écrit, quelques fautes de grammaire à corriger, c'est une excellente nouvelle. Compliment !!
En tout cas, ton texte touche le lecteur. Bien écrit, quelques fautes de grammaire à corriger, c'est une excellente nouvelle. Compliment !!
Re: Petite Lumière
J'ai été très touché moi aussi par cette nouvelle. Elle est vraiment dérangeante ! Je pense que certaines phrases pourraient encore gagner en percussion, mais ton style est vraiment mûr !
Merci à toi pour ce moment d'émotion !
Merci à toi pour ce moment d'émotion !
mormir- — Arpenteur des mondes — Disciple de l'arbre noir
- Messages : 2638
Date d'inscription : 11/05/2013
Age : 60
Localisation : Près de Chartres
Re: Petite Lumière
Merci à tous pour vos retours. Ravie que cette histoire vous ait plu...
A+
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Invité- Invité
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