"La raison du plus fou" V2 - fable écolo - 3689 secs

La raison du plus fou

est toujours la meilleure... surtout s’ils sont nombreux !
Un loup errait dans les alpages. Depuis le lever du jour, il marchait sans relâche et ne débusquait aucune proie pour apaiser sa faim. Faut dire que, la veille au soir, une puanteur s’était installée dans la région et perturbait gravement son flair, il en était même désorienté. Le soleil dépassait son zénith, la canicule progressait vers un niveau record ; l’animal était fourbu, enivré par cette émanation fétide, assoiffé par sa chasse infructueuse ; il se dirigea vers la petite rivière où il prendrait un repos bien mérité et désaltérant. Souvent, il y avait rencontré quelques moutons isolés, proies faciles pour un prédateur de sa trempe. À cette idée, il accéléra son allure.
Aucun gibier à l’horizon, hélas ; restait l’eau qu’il commença à laper. Celle-ci ayant un goût bizarre, il recracha sa dernière lampée et tenta, en se raclant la gorge, de vomir tout ce qu’il avait ingurgité… sans grand succès.
Soudain il remarqua un agneau en amont d’une dizaine de mètres sur l’autre rive. À défaut de la viande de l'aîné, il se contenterait de la chair du cadet.
– Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ? grogna le canidé en nage.
– J’ai soif ! bêla le jeune mouton.
– Tu seras châtié de ta témérité.
– Vous êtes un loup, n’est-ce pas ?
– Oui, ne me dis pas que tu as une phobie de mon espèce ?
– On m’a raconté de sales histoires vous concernant. Dans mes fantasmes les plus fous, vous êtes terrifiant.
– Des balivernes, des légendes d’alpages, rien de factuel.
– On vous accuse de dévorer mon troupeau quand même…
– Y a pas de preuves, on n’a trouvé aucun corps ! Vous avez pensé aux chiens errants ? J’ai des noms… ou même à votre patou ou à votre berger ?
Le loup s’étant énervé de devoir se défendre de ces accusations, il se mit à baver, puis à tousser sans pouvoir arrêter sa quinte.
– L’enquête est en cours… Vous ne semblez pas vous porter au mieux présentement ?.
– Il fait trop chaud et je cherche une pitance depuis l’aube.
– Buvez donc un coup, ça passera.
– Elle est pas potable cette flotte !
L’ovin avala une grande rasade.
– Elle est bonne, vous devriez goûter.
– Tu ne lui trouves pas un relent prononcé ? Elle n’est pas limpide et ses alluvions sont tout cuivrés…
– Mais non, elle m’a bien rafraîchi. Vous êtes peut-être sur la mauvaise berge ?
– Je n’y avais pas pensé.
Le carnivore entra dans l’onde. Très vite, il poussa des gémissements.
– Ça me brûle les coussinets !
– Vous êtes hydrophobique ? interrogea l’herbivore.
– Non ! C’est le cours d’eau qui est souillé je crois… Aïe, aïe, c’est de pire en pire !
– Sortez vite alors, vous avez presque traversé.
Plusieurs jeunes ovins étaient apparus pendant le parcours du canidé ; celui-ci se précipita hors du flot en hurlant ; il se frotta les pattes dans l’herbe, les lécha ; il se plaignait toujours et haletait. Le petit troupeau se dirigea vers le loup allongé sur le ventre, les pattes écartées, tordu de douleur.
– Vous faites une crise d’allergie on dirait ? supposa le premier agneau.
– Tout mon corps est en feu… Aidez-moi ! geignit-il.
– Je viens de le faire... votre agonie ne durera plus longtemps, rassurez-vous. Notre région est devenue insalubre depuis que le lac de décantation à la mine de cuivre a débordé. L’herbe est polluée comme le ruisseau, celui qui se jette dans la rivière juste en aval d’où je buvais. Nous nous apprêtons à émigrer en Écosse… En Écosse, il n’y a pas de loups !
– Je meurs !
– Adieu notre loup, nous avons eu pitié : sans nous, vous alliez mourir de faim.
Dans un dernier hurlement, le moribond dégobilla de l’eau cuivrée mélangée au sang de ses entrailles, son corps fut secoué d’impressionnantes convulsions puis il trépassa.

FIN