Une baguette, s'il vous plaît.

Une baguette, s'il vous plaît.

Sous les roues de mon vélo crisse le gravier de l’allée. La couche est si épaisse par endroit que ma roue arrière a tendance à chasser, ça ne durera pas. Dans quelques mois, le passage des voitures aura durci le sol. Je freine d’un coup sec juste avant d’atteindre le bitume de la route. Il n’y a jamais personne, mais j’aime laisser ma marque, dans une gerbe de cailloux ocres, avant de m’élancer sur l’asphalte défoncée. Je redémarre sans lever le nez. Il n’y a jamais personne, et si quelqu’un arrivait, je l’entendrais de loin.
Mes pneus à crampons vrombissent sur la route et j’appuie de toutes mes forces sur les pédales. Je franchis le passage à niveau avec un petit pincement au cœur. Et si un train passait ? C’est idiot, je l’aurais entendu lui aussi, avec le boucan que ça fait. Je file à travers le village jusqu’à la place. La tranquillité s’arrête ici. Et la frontière, c’est la grand-route, celle qui relie les grandes villes et sur laquelle grondent des camions énormes. Je pose mon vélo contre un panneau. Jamais il n’y a mis une roue. Quand je serais grand peut-être ? Mais d’ici là, d’autres défis m’attendent.
J’entre dans la boulangerie et mon ventre se serre. Il n’y a personne, personne pour me faire gagner du temps avant d’être happé par la caisse, pour me donner un peu de répit pour préparer mes mots. Au lieu de ça, me voilà directement face à la boulangère, son regard tombe sur moi comme une chape de plomb.
« Qu’est-ce que je vous sers ? » éclate-t-elle aussitôt.
Mon cerveau se vide comme une chasse d’eau, mes yeux parcourent les présentoirs à la recherche d’une issue. Je ne sais plus ce que je veux. Je bégaie vaguement en piquant du nez dans mon porte-monnaie, d’une voie à peine audible. La femme s’agace.
« Une baguette ?
– Oui », répondis-je sans aucun son, mais en hochant fébrilement la tête.
– Quatre francs ! » annonce-t-elle.
Je recompte ma monnaie en tremblant et lâche les pièces sur le comptoir pour me saisir de mon pain et fuir. Une clochette tinte lorsque j’ouvre la porte, c’est le bruit de la délivrance, la fin du combat.
Ma baguette sous le bras, je pédale en zigzagant un peu, et je respire. Je m’éloigne. Le passage à niveau est derrière moi. Je retrouve mon univers, ma force. J’ai envie de lâcher mon guidon, mais le sol inégal ne me pardonnerait pas cette témérité. Enfin mes roues écrasent le gravier avec un bruit rassurant. Ici, rien ne me fait peur, aucune épreuve ne semble insurmontable.
La prochaine fois, j’arriverais à parler !