Fragments

34. Chair à canon
Bientôt, les hommes manquèrent de munitions, les canons silencieux obligèrent aux corps à corps, entraînèrent des morts nombreuses et inquiétèrent. Les esclaves pouvaient servir, une bonne chair à canon, peu chère et renouvelable.
On en remplit donc les canons et la guerre put reprendre.
35. Nettoyage
Lorsque Ray'Tuin hérita de la terre, il fut déçu. Qu'en faire ? Polluée, au trois quarts détruite, surchauffée, surpeuplée, elle ne valait pas un kral.
Alors, avec l'espoir d'être récompensé pour son acte civique, il détruisit la terre et nettoya en même temps l'espace.
36. Etrange ce mal de crâne. Apparu le matin sans prévenir, il lui serre les tempes et la nuque dans un étau tour à tour brûlant et glacial. Le cerveau broyé, Carl ne parvient plus à réfléchir, ses gestes deviennent mécaniques, sans contrôle conscient. Seule la douleur emplit son univers, une douleur rouge comme le sang, et noire comme les ténèbres. Dans ses souffrances, le garçon l'imagine, ou l'entend vraiment, parler. Elle lui susurre, puis lui hurle des mots indistincts, des ordres qu'il ne comprend pas, mais qu'il ingère dans son moi profond, là où sa bête sommeille, là où elle attend la renaissance. Et la torture des chairs est un réveille-matin pour la chose. Et le malin prend les commandes. Carl disparaît dans les affres d'un enfer inconnu pour laisser place à l'instinct de mort.

37. Une vie
Il paraissait jeune et fragile, embryon de vie. Dans cet environnement hostile, quelles étaient ses chances ? Pourtant, il prospéra, imita ses voisins, devint une bête, féroce, destructrice. Tout autour, tous moururent. Lui, resta seul, suicidaire. On le nommait Terre, il était sur sa fin.

§

38. Eh merde ! Elle avait saigné partout. Mais quelle conne ! Un regard alentours avant de fuir, tous les yeux s'étaient braqués dans sa direction, sur la tache énorme. Pourtant après autant de temps, la prudence aurait dû être intégrée. Ça ne demandait qu'un peu de concentration pour éviter un tel carnage, juste de l'attention. Mais non, et demain, ils riraient tous, se moqueraient. Et puis tout ce sang à nettoyer, peut-être les vêtements à jeter. Le rouge partait tellement mal au lavage.
A l'abri des toilettes, Carmilla pesta, noua son pull autour de sa taille, et changea son tampon.

§

39. Voyez nos terres. Elles sont immenses, à tel point que nous n'en connaissons pas toutes les régions. Vous nous pensez chanceux, croulant sous les richesses de tous ces lieux. Mais cela est si grand que nous ne pouvons nous en occuper. A l'est, les montagnes sont encore inviolées. A l'ouest, les barbares ont pris pieds. Au sud, les territoires des eaux réclament notre présence. Et au nord, les glaces règnent en maîtres. Seul ici, nous nous trouvons bien. Notre capitale est majestueuse, magnifique et fortunée. Elle cache la pauvreté de tout ce qui l'entoure.
Croyez-moi, louez votre état. Une maison, un sol réduit pour vos légumes, et quelques bêtes. Juste une famille à protéger. Vous êtes bien. Arrêtez de nous envier car nos soucis n'ont nulle commune mesure avec les vôtres.

40. Je suis une mouche. Juste une mouche. Mais une mouche intelligente. Pour preuve, j'ai vécu bien plus longtemps que mes congénères. Peut-être suis-je une mouche immortelle, désignée pour survivre au monde. Mais je sais où je peux aller aussi. J'évite les autres, tous les autres. Ils sont dangereux. Je reste près des murs. Les murs c'est prudent. Sauf quand on m'en chasse et qu'on me pousse ailleurs. Alors je vais où ils veulent. Puis j'attends, près d'autres murs, à l'intérieur. J'attends de sortir à nouveau. Bientôt, je m'envolerai hors des murs. Juste une question de temps, qu'elles guérissent.
Je suis une mouche.

§

J'ai remonté le temps et j'ai tout changé, offert à mes parents gloire et fortune, empêché le meurtre de mon père avant ma naissance, fait en sorte que ma vie soit différente, heureuse. Puis je suis revenu, satisfait.
Mais je n'étais plus, je suis né, je suis mort, assassiné par mon père.

§

42. Où sont les gens ? Question sans réponse. Question qui tourmente l'esprit fragilisé et fatigué. Depuis des mois, il erre sans rencontrer âme qui vive. Rien, ni hommes, ni femmes, ni même un quelconque animal. Il est seul et il ne sait pas pourquoi. Un matin, tout a disparu vers le néant. Sauf lui. Parfois, il crie avec l'unique écho en réponse. Tout résonne dans le silence, bruits démultipliés qui l'effraient. Alors, pendant un temps, il se tait. Et il pense. Trop. Parce qu'il n'y a rien d'autre à faire. Il pense à avant, à maintenant, à demain. A mourir. Pour les rejoindre enfin. Pourtant, il continue à vivre. Ce n'est pas un choix, juste un destin imposé. Mais un jour, il cessera d'attendre. Et il saura enfin.

43. Jalouse et cachée par la foule, elle fixait sa rivale de loin, observant à loisir le charisme de la jolie femme brune. Celle-ci avait tout pour elle, la beauté, la jeunesse, le talent, la gentillesse, et tant d'autres qualités qui la rendaient irrésistible. Irrésistible et détestable. Tout ce que Nat ne possédait pas, tout ce qu'elle aurait voulu avoir, elle le retrouvait dans la silhouette occupée à la caisse. A leur sortie du magasin, elle la suivit le long des rues plongées dans la grisaille de la nuit. Pourquoi ? Elle n'en savait trop rien. Agir ainsi la torturait. Elle imaginait avec des détails insoutenables, la fin de la promenade, l'homme que la privilégiée rejoignait, l'homme qui la serrerait dans ses bras, embrasserait ses cheveux parfumés, puis ses lèvres gourmandes et avides, avant de descendre dans un cou tendu vers la caresse. Nat visionnait comme un film en boucle le repli dans la chambre, les mains affamées, amoureuses, qui se perdraient sur les épaules, sur les seins, sur tout le corps, dans une excitation grandissante. Elle entendait les petits rires heureux, voyait trop bien l'étreinte passionnée, puis la jouissance partagée. Enfin, venait la tendresse de deux amants enlacés et rassasiés. Tout ce qu'elle avait perdu. Que ce soit sa médiocrité la cause de son malheur, à cet instant, lui importait peu, seule la douleur emplissait son crâne, son cœur, son âme. Le terrain vague se profila sous son unique réverbère. Clarté ténue, propice aux instincts enfouis. Les gestes à accomplir étaient simples, se rapprocher, la saisir brusquement, la tirer dans l'ombre, puis l'étrangler, serrer fort, si fort, son cou gracile, et tandis que sa proie étoufferait, la regarder et se régaler de ses yeux terrifiés de sa peau devenant bleue, de ses supplications étouffées. Nat était tout près, à l'écoute du souffle de l'autre. Ses doigts se tendirent, impatients.
Puis la rue s'élargit, la lumière revint. Ce n'était pas encore pour cette fois. Mais bientôt. Oui, bientôt.

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44. La buée coule le long des vitres, mouillant les appuis de fenêtre d'une eau qu'il est vain d'essuyer tant elle revient encore et encore. Sur l'armoire, le percolateur craque parfois, réchauffant un café recuit de la veille. Seule la perruche dans sa cage jabote en réponse. Il fait froid, le jour tarde à poindre, perdu dans le brouillard, et la pluie s'annonce comme chaque jour depuis des semaines. Emmitouflée dans un vieux châle, une silhouette recroquevillée sur un canapé au cuir usé semble attendre le réveil du soleil pour s'étirer et se mettre en mouvement. A ses pieds, une petite flaque poisseuse à moitié séchée termine le parcours d'un ruisseau zigzaguant sur le linoléum. Les restes de son dernier repas, oublié dans une mémoire en fuite. Les bouteilles d'alcool gisent, en partie vidée, juste à côté d'une boîte de calmants. La migraine toque aux tempes et les souvenirs s'y fracassent sans pouvoir atteindre la conscience. Une jambe hésitante finit par s'extirper de la chaleur de la couverture et se pose au sol. Le lever est ardu. La tête en proie aux étourdissements, le corps vacille puis se stabilise avant d'oser un premier pas. Le talon glisse et les bras tournent en avant en arrière, mais rien ne paraît pouvoir retenir la masse qui s'effondre au sol. Le visage s'étale dans la mixture visqueuse et sale. Un hoquet de dégoût, la bile qui se fraie un passage, l'estomac qui se vide dans une odeur âcre. Les matières se mélangent et se collent aux cheveux pendants. C'est à quatre pattes que se poursuit le trajet jusque la douche, tandis que le vomi et la liqueur s'agglutinent sur les genoux et les mains.

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45. Parfois, il n'y a que le choix de la connerie. Aucune autre solution. Juste la connerie pour stopper la spirale infernale. Alors elle s'y résolut. Elle ouvrit la fenêtre, sortit sur le balcon et se pencha, plongeant son regard dans le vide des vingt-cinq étages. Tellement tentant. Tellement qu'elle ne résista pas.
Durant la chute, elle eut un frisson de plaisir et de satisfaction. Enfin fini. Et au moment du choc, elle jouit presque de voir la valise de son ex exploser.

46. Assise en tailleur, je regardais l'horizon. L'horizon vide et immobile. Pourtant, je regardais, sans bouger, pendant des heures. Je n'attendais rien de spécial, je ne faisais rien de spécial, je restais là. Autour de moi, les choses bougeaient parfois, rarement. Un matin, je crois, un nuage a croisé mon regard, je l'ai fixé jusqu'à ce qu'il disparaisse en fumeroles de plus en plus ténues. Après son évaporation, pendant longtemps, il a tenu compagnie à mon esprit, puis il s'est étiolé ne revenant à ma conscience qu'en brefs instants trop courts. Une autre fois, il m'a semblé apercevoir un insecte, petit tâche noire voletant sur le gris du ciel. Je n'ai jamais su si j'avais rêvé, si mes yeux me jouaient des tours, fatigués de rester ainsi ouverts. Mais de ce petit point sombre, j'ai créé une multitude de choses et d'êtres. Il devint tour à tour, mouche en quête d'ordures, papillon déprimé du manque de lumière, ou robot-espion me filmant. Cette dernière invention exaltait mon imagination, on m'observait. Pour une raison inconnue, quelqu'un, quelque part, notait tous mes gestes, tous mes sourires, ou toutes mes larmes. Parce que de temps en temps, je pleurais. Comme ça, sans motif, mes larmes coulaient puis s'arrêtaient. Etais-je malheureuse ? Non, même pas. Je n'escomptais aucun évènement pour rompre ma monotonie ; sans buts, je ne pouvais souffrir. Au fond, je pensais que demeurer, peut-être, la dernière n'était pas si mal.

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47. Immobile sur sa montagne, il observait le monde. Après l'ennui d'avoir tout connu, d'avoir tout vécu, après des millénaires de vie et de découvertes, il s'était trouvé un nouvel intérêt. A temps pour éviter le suicide, choisi par tous les autres avant lui.
Face à ses créatures, sa curiosité restait en éveil. Seraient-ils comme son défunt peuple ? Iraient-ils au bout du possible, pour ensuite en mourir ? Ou choisiraient-ils une autre voie, vers une vraie immortalité ?
Parfois, les deux êtres, premiers de leur espèce, que le vieillard avait lui-même modelé, sentaient un regard sur eux. Sans pouvoir le comprendre, ils en firent leur dieu.

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48. Bo avait faim, une faim dévorante qui lui tordait les entrailles, qui ne le quittait pas. Des jours de marche, des jours sans rien manger. Le jeune homme fouillait pourtant chaque masure découverte sur sa route, chaque village, mais ne dénichait nulle nourriture, nulle part, comme si tous les aliments de la terre avaient décidé de se faire la malle en même temps. Jusqu'aux arbres qui refusaient d'offrir des fruits, jusqu'au sol faisant la grève des légumes. Plus une herbacée, plus une feuille. Bo, après avoir essayé les écorces ou les racines, avait dû se résoudre à les abandonner à leur triste sort de plantes mortes. Mais Bo, obstiné poursuivait son chemin, certain de rencontrer un jour ou l'autre celui qui le sauverait, celui qui le nourrirait. Le dernier datait, mais à son souvenir, la bave coulait sur le menton du vagabond. Mon Dieu que sa viande avait été bonne.

"Il y a symbiose" cria le responsable. "Bientôt un nourrisson, une nouvelle vie. Je vous l'avais dit, ces deux êtres étaient nés pour s'accoupler."
Et dans l'utérus de l'espace, la terre prenait forme sous l'oeil curieux de ses créateurs.

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Parcourant les différentes strates, l'exilé errait en recherche de son monde. Bientôt las, il dut se résigner à l'ultime solution : éradiquer tous ceux sur son chemin. Leurs rêves s'effilochèrent puis disparurent. Ainsi Ark put retrouver le sien, brillant solitaire dans l’irréalité.

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51. Il arrivait, sifflotant un air à sa façon. Il n'était ni beau, ni laid, ni grand, ni petit, son âge ne se lisait pas sur ses traits, et ses yeux brillaient de mille lueurs dorées. Dans son attitude, on devinait l'expérience et l'assurance, mais surtout la douceur d'une poésie venue d'ailleurs. Qui était-il, lui qui traversait les villes un jour et ne revenait jamais ? Nul ne le savait, mais son prestige le précédait. De bourg en bourg, de patelin en patelin, de hameau insignifiant en hameau presque désert, on espérait sa venue. Il se rapprochait, on le sentait, et dans les conversations, la fièvre naissait. On se racontait, dans moult détails, les prodiges qui accompagneraient l'étranger. N'avait-il pas la capacité de faire fleurir les roses et les lilas ? Ne guérissait-il pas les malades si proches de la mort que leurs tombes étaient creusées ? Ne donnait-il pas naissance aux plus belles histoires d'amour ? Tant de rumeurs, tant d'affirmations, tous se targuaient de connaître un de ses prodiges, tous se préparaient, se vêtant des plus beaux atours. Les hommes mettaient en valeur leurs muscles, les demoiselles, leurs formes généreuses. Même les aïeules s'efforçaient de paraître plus jeune. Ne disait-on pas qu'un seul regard du voyageur promettait mille grâces futures.
Et l'homme arriva bientôt à Morthag. On lui fit fête, les fûts mis en perce coulaient à flots, les filles gloussaient aguichantes, et les enfants couraient tout autour de l'hôte du jour, quémandant une richesse ou l'autre. Puis la nuit vint, la fête calma ses ardeurs, on offrit le gîte à l'étranger. Les habitants s'endormirent heureux. Bonheur, fortune, passions, et autres merveilles enfin pour eux.
Le lendemain, le village se réveilla sur un silence de bruissements des feuilles. Dans les maisons, les formes alanguies sur les couches, sourire aux lèvres, ne se réveillèrent pas.
L'être sans nom s'en était reparti, son oeuvre accomplie. Annoncé par le vent qui portait sa légende, il suivait le chemin vers sa prochaine destination.