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LETTRES D'ECRIVAINS

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Message par Doumé Jeu 2 Jan 2014 - 13:53

LETTRES D'ECRIVAINS - Page 2 Hesse-10

Hermann Hesse, romancier spirituel et pacifique, auteur de romans d’apprentissage comme Siddharta, Le loup des steppes ou Damian, est une des figures majeures de la littérature allemande et l’une des grandes consciences morales de l’humanité au XXème siècle. Lauréat germanique du prix Nobel en 1946, il adresse 3 ans après cette lettre « à un jeune artiste », témoignant de ses réflexions sur le sens de la vie et de la création.

Cher J. K.,

Merci pour ton message de Nouvel An. Il est triste et déprimé et je ne comprends cela que trop bien. Cependant, il y a aussi cette phrase où tu te dis hanté par l'idée qu'un sens et une mission ont été assignés à ta personne et à ta vie et tu souffres de n'avoir pas révélé ce sens ni rempli cette tâche. Voilà qui est encourageant malgré tout, car c'est littéralement vrai et je te prie de te rappeler et de méditer de temps en temps les quelques remarques que je vais faire à ce sujet. Ces réflexions ne sont pas de moi, elles sont vieilles comme le monde et appartiennent à ce que les hommes ont exprimé de plus positif sur eux-mêmes et sur leur mission.

Ce que tu fais dans la vie, je veux dire non seulement comme artiste, mais aussi en tant qu'homme, époux et père, ami, voisin, etc., tout cela s'apprécie en fonction du « sens » éternel du monde et d'après les critères de la justice éternelle, non par référence à quelque mesure établie, mais en appliquant à tes actes ta propre mesure, unique et personnelle. Quand Dieu te jugera, il ne te demandera pas : « As-tu été un Hodler, un Picassso, un Pestalozzi, un Gotthelf ? » Il te demandera en revanche : « As-tu été et es-tu réellement le J. K. en vue duquel tu as hérité certaines dispositions ? » Questionné de la sorte, aucun homme n'évoquera jamais sans honte et sans effroi son existence et ses errements ; tout au plus pourra-t-il répondre : « Non, je n'ai pas été cet homme, mais je me suis du moins efforcé de le devenir dans la mesure de mes forces. » Et s'il peut le dire sincèrement, il sera alors justifié et sortira vainqueur de l'épreuve.

Si tu es gêné par des images telles que « Dieu » ou « juge éternel », tu peux tranquillement les laisser de côté, car elles importent peu. La seule chose qui compte, c'est le fait que chacun de nous est le dépositaire d'un héritage et le porteur d'une mission ; chacun de nous a hérité de son père et de sa mère, de ses nombreux ancêtres, de son peuple, de sa langue certaines particularités bonnes ou mauvaises, agréables ou fâcheuses, certains talents et certains défauts, et tout cela mis ensemble fait de nous ce que nous sommes, cette réalité unique dénommée J. K. en ce qui te concerne. Or, cette réalité unique, chacun de nous doit la faire valoir, la vivre jusqu'au bout, la faire parvenir à maturité et finalement la restituer dans un état de perfection plus ou moins avancé. A ce propos, on peut citer des exemples qui laissent une impression ineffaçable et qu'on trouve en abondance dans l'histoire universelle et l'histoire de l'art. Ainsi, comme on le voit dans beaucoup de contes de fées, il y a souvent un personnage qui est l'idiot de la famille, le bon à rien, et il se trouve que c'est à lui qu'incombe le rôle principal et c'est précisément sa fidélité à sa propre nature qui fait paraître médiocres, par comparaison, tous les individus mieux doués que lui et favorisés par le succès.

[…] Bref, lorsque quelqu'un éprouve le besoin de justifier sa vie, ce n'est pas le niveau général de son action, considérée d'un point de vue objectif, qui compte, mais bien le fait que sa nature propre, celle qui lui avait donnée, s'exprime aussi sincèrement que possible dans son existence et dans ses activités.

D'innombrables tentations nous détournent continuellement de cette voie ; la plus forte de toutes est celle qui nous fait croire qu'au fond, on pourrait être quelqu'un de tout à fait différent de celui que l'on est en réalité et l'on se met à imiter des modèles et à poursuivre des idéaux qu'on ne peut et ne doit pas égaler ni atteindre. C'est pourquoi la tentation est particulièrement forte pour les personnes supérieurement douées, chez qui elle présente plus de dangers qu'un simple égoïsme avec ses risques vulgaires parce qu'elle a pour elle les apparences de la noblesse d'âme et de la morale.

A un certain moment de sa vie, tout jeune garçon a rêvé de conduire une voiture à cheval ou une locomotive, d'être chasseur ou général et, plus tard, de devenir un Goethe ou un don Juan ; c'est une tendance naturelle, inhérente au développement normal de l'individu et un moyen de faire sa propre éducation : l'imagination, pour ainsi dire en tâtonnant, prend contact avec les possibilités du futur. Mais la vie ne satisfait pas ces désirs et les idéaux de l'enfance et de la jeunesse meurent d'eux-mêmes. Néanmoins, on continue à souhaiter faire des choses pour lesquelles on n'est pas fait et l'on se tracasse pour imposer à sa propre nature des exigences qui la violentent. C'est ainsi que nous agissons tous. Mais en même temps, dans nos moments de lucidité intérieure, nous sentons toujours davantage qu'il n'existe pas de chemin qui nous conduirait hors de nous-mêmes vers quelque chose d'autre, et qu'il nous faut traverser la vie avec les aptitudes et les insuffisances qui nous sont propres et strictement personnelles et il nous arrive alors parfois de faire quelque progrès, de réussir quelque chose dont nous étions jusque-là incapables et, pour un instant, sans hésiter, nous nous approuvons nous-mêmes et nous sommes contents de nous. Bien sûr, ce contentement n'a rien de durable ; cependant, après cela, la part la plus intime de notre moi ne tend à rien d'autre qu'à se sentir croître et mûrir naturellement. C'est à cette seule condition que l'on peut être en harmonie avec le monde et s'il nous est rarement accordé, à nous autres, de connaître cet état, l'expérience qu'on en peut faire sera d'autant plus profonde.

En rappelant la mission confiée à tout individu et qui diffère pour chacun d'eux, je ne dois pas oublier que je ne songe pas du tout à ce que les dilettantes de l'art, jeunes ou vieux, appellent la défense et l'affirmation de leur individualité et de leur originalité. Il va de soi qu'un artiste, lorsqu'il fait de l'art sa profession et sa raison d'être, doit commencer par apprendre tout ce qui peut être appris dans le métier ; il ne doit pas croire qu'il devrait esquiver cet apprentissage à seule fin de ménager son originalité et sa précieuse personnalité. L'artiste qui, dans l'exercice de son art, se dérobe à la nécessité d'apprendre et de peiner durement aura la même attitude dans la vie […]. L'effort personnel pour assimiler ce qui peut être appris est un devoir aussi élémentaire dans le domaine de l'art que dans celui de la vie courante […]. L'étude de tout ce qui est susceptible d'être enseigné ne fait pas obstacle au développement de l'individualité, elle le favorise et l'enrichit, au contraire. J'éprouve quelque honte à écrire noir sur blanc de pareilles évidences mais nous en sommes arrivés à ce point où personne ne semble plus avoir l'instinct d'agir selon des règles naturelles et remplace cet instinct par un culture primitif de l'extraordinaire et du saugrenu. En art, je suis nullement ennemi de la nouveauté, au contraire et tu le sais bien, mais dans le domaine moral, c'est-à-dire lorsqu'il s'agit du comportement de l'homme à l'égard de la tâche qui lui incombe, les modes et les innovations me sont suspectes et je suis plein de méfiance lorsque j'entends les gens raisonnables parler de nouvelles morales, de nouvelles éthiques, comme on parle de modes ou de styles dans l'art.

On exige encore autre chose de l'homme, dans le monde actuel, et cette exigence est propagée par les partis politiques, les patries ou les professeurs de morale universelle. On exige de l'homme qu'il renonce une fois pour toutes à lui-même et à l'idée qu'à travers lui, quelque chose de personnel et d'unique pourrait être signifié ; on lui fait sentir qu'il doit s'adapter à un type d'humanité normale ou idéale qui sera celle de l'avenir, qu'il doit se transformer en un rouage de la machine, en un moellon de l'édifice parmi des millions d'autres moellons exactement pareils. Je ne voudrais pas me prononcer sur la valeur morale de cette exigence : elle a son côté héroïque et grandiose. Mais je ne crois pas en elle. La mise au pas des individus, même avec les meilleures intentions du monde, va à l'encontre de la nature et ne conduit pas à la paix et à la sérénité, mais au fanatisme et à la guerre. Au fond, il s'agit d'une exigence monastique et elle n'est légitime que lorsqu'on a affaire à des moines, à des hommes qui sont entrés librement dans les ordres. Cependant je ne crois pas que cette exigence, liée à une mode, pourrait constituer un danger sérieux pour toi.

Je m'aperçois que ma lettre est presque devenue une dissertation. J'en ferai donc tirer des copies et, à l'occasion, je la ferai lire aussi à d'autres personnes. Je pense que tu n'y verras pas d'objection.
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Message par Tipram Jeu 2 Jan 2014 - 14:29

Doumé a écrit:
Quand Dieu te jugera, il ne te demandera pas : « As-tu été un Hodler, un Picassso, un Pestalozzi, un Gotthelf ? » Il te demandera en revanche : « As-tu été et es-tu réellement le J. K. en vue duquel tu as hérité certaines dispositions ? »


Merci d'avoir posté cette lettre qui arrive à point nommé, puisque cette période de l'année est propice aux examens de conscience. Je parle pour moi, bien entendu.
La citation ci-dessus et le passage sur l'idiot de la famille me plaisent particulièrement.

T.
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Message par Doumé Dim 19 Jan 2014 - 10:52

LETTRES D'ECRIVAINS - Page 2 Nadar_11

Alexandre Dumas, né le 24 juillet 1802 et mort le 5 décembre 1870, est l’un des écrivains majeurs de la langue française, aux œuvres fameuses tels que Les Trois Mousquetaires, La Reine Margot ou Le Comte de Monte-Cristo. Auteur prolifique, populaire, figure de proue des Romantiques, le flambeau littéraire familial a été poursuivi par Alexandre Dumas fils qui écrivit notamment La Dame aux Camélias. Quelques jours avant sa disparition, le fils rend un ultime hommage dans cette lettre à cette gloire de la littérature française. Témoignage poignant d’un fils au chevet de son père…

C'est moi qui ai reçu votre lettre et votre article, mon cher Asseline. Vous avez raison, les cerveaux comme celui-là ne tombent pas en enfance ; ils ne reviennent pas en arrière, ils vont en avant, et quand ils se taisent ou parlent un langage que l'on ne comprend plus, c'est qu'ils contemplent l'infini dont ils ont été une des molécules, pour ainsi dire, et qu'ils conversent avec lui. Pour un étranger, en effet, mon père, à un certain moment, eût pu paraître frappé de paralysie intellectuelle, mais non pour moi qui ai connu et suivi depuis vingt-cinq ans les habitudes de cette organisation exceptionnelle.

J'ai vu aussi Mme Sand dans cet état. Elle s'endormait tout à coup pendant vingt heures, trente heures, se laissant tomber n'importe où elle se trouvait, rêvant tout haut, balbutiant des paroles incohérentes, n'ayant plus besoin de rien que de sommeil, mais d'un sommeil équivalant à la fatigue résultant d'un trop grand effort de l'esprit ; puis peu à peu elle rouvrait les yeux, elle ne se réveillait pas, ce n'est pas le mot, elle renaissait, elle refaisait connaissance avec les choses extérieures et marchait pendant deux ou trois jours dans son jardin, sans dire une parole, et comme à la recherche d'elle-même. Enfin elle se retrouvait ; et rentrée en possession de son individualité, elle la remettait dans son mouvement ordinaire.

Dans le commencement de ces phénomènes bizarres, on croyait à une paralysie imminente, et l'on était tout étonné, après ces interruptions momentanées, de lui voir écrire Le Marquis de Villemer ou Mlle de la Quintinie, car il y a de cela dix ou douze ans. Ce sont tout bonnement les repos forcés de ces forçats volontaires. Ils se croyent [sic] invulnérables et la nature qui leur a permis quelques exceptions surhumaines, les rappelle cependant à la règle de temps en temps ; et pour qu'ils n'oublient pas qu'ils ne sont que des hommes, elle les réduit pendant quelques heures ou quelques mois à l'état d'animaux, c'est-à-dire au sommeil et à la vie purement végétative. Le bœuf fatigué, épuisé, se laisse tomber sur son sillon, procumbit humi bos - et il regarde autour de lui jusqu'à ce que les forces lui reviennent. C'est ce qui est arrivé à mon père. Un jour la plume lui est tombée des mains, et il s'est mis à dormir.

Il venait de faire un voyage fatiguant et de se livrer à un travail excessif. Je l'ai amené chez moi à la campagne, au bord de la mer, et je lui ai collé la bouche au sein de cette grande nature qui avait tant fait pour lui et qui seule pouvait le refaire. Le contact a été rude, les secousses ont été inquiétantes. Elle résistait plus que lui ; enfin ils ont fini par se reconnaître, par s'entendre, par se sourire. Il lui a fait toutes ses excuses et toutes les promesses qu'elle exigeait, et elle lui a rendu en échange sinon toutes ses vigueurs d'autrefois, du moins sa bonne humeur, son esprit et sa sérénité des meilleurs temps. Seulement comme il n'a jamais su faire les choses à demi, il se trouve si bien de ce repos, de cette contemplation, de cette vie intime de la famille, harmonieuse et apaisante, qu'il n'avait jamais eu le temps même d'entrevoir, au milieu de ses immenses travaux, qu'il ne veut plus en sortir. Il jouit doucement de se sentir libéré, gracié. Tous les soucis, toutes les excitations, tous les énervements de sa vie fiévreuse sont le soleil et le grand air. Il s'y mêle quelquefois un peu trop de vent, mais il l'a toujours aimé, et comme il me le disait hier : « J'aime le vent parce qu'il m'empêche de penser. » L'appétit est bon et régulier, le sommeil devenu plus court est plus réparateur, mais, le soir venu, il s'y replonge avec délices. Supposez un homme prenant un bain à même les éléments, voilà son état.

Je lui ai lu votre article en passant le commencement, parce que nous lui cachons toute allusion à la maladie dont on l'a accusé ; il en a été très touché et nous a entretenus de cette époque de sa vie comme il l'eût fait il y a dix ans. Quand pour conclure, je lui ai dit : « Eh bien, veux-tu te remettre à travailler ? », il m'a répondu en secouant la tête avec ce sourire que vous lui connaissez : « Il n'y a pas de danger qu'on m'y reprenne, je suis trop bien comme ça. » Il a ajouté : « Dis à Asseline que si jamais je reprends la plume, ce sera pour lui écrire, mais qu'il n'y compte pas trop. » Sur quoi il s'est remis à jouer aux dominos avec mes enfants qu'il adore. Il en a pris son parti, il est retiré. Il n'aspire plus qu'au repos. Il l'a bien gagné, entre nous […].

J'ai résolu, grâce à cette raison dont vous voulez bien faire le contre-poids de mon cœur, de ne pas entretenir le public de mon père. On ne sait jamais, quand on est le fils d'un pareil homme, comment il faut parler de lui en public. On est toujours dans le trop ou dans le trop peu. Ces choses-là regardent les amis, l'histoire et la postérité. Les enfants ne doivent intervenir que pour remercier les sympathies et rectifier les erreurs. Je n'ai que l'une des deux choses à faire avec vous, la première ; et je la fais de toute la force de nos bons souvenirs et de notre vieille amitié.

A. Dumas fils.

Puys, 23 novembre 1870.
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Message par Doumé Mar 8 Avr 2014 - 23:25

LETTRES D'ECRIVAINS - Page 2 Imagee11


« Eh bien, j’ai toujours préféré la phrase simple et nue parce que j’ai toujours eu le sentiment que la Littérature, celle d’aujourd’hui et celle des siècles passés, était en grande partie truquée, tu vois, comme les combats de catch. Même ceux qui ont duré des siècles (avec quelques exceptions) m’ont donné l’étrange sentiment de m’être fait arnaquer. En fait, j’ai l’impression qu’il serait plus difficile de mentir avec la phrase nue, ça se lit d’ailleurs plus facilement, et ce qui est facile est bon et ce qui est difficile est emmerdant. (Ça m’est resté des usines et de la fréquentation des femmes.) (…) »

Charles Bukowski, extrait d’une lettre adressée à Gerald Locklin en juin 1987, publiée dans Correspondance 1958-1994 (Grasset).
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Message par Doumé Jeu 10 Avr 2014 - 18:45

LETTRES D'ECRIVAINS - Page 2 Apolli10

Apollinaire, le poète aussi fantasque que fécond, l’enchanteur de la vie quotidienne et des beautés urbaines, le critique d’art qui inventa le terme « surréalisme », est décédé des suites de blessures de guerre, le 9 novembre 1918, sans avoir connu l’armistice. Pendant la Grande Guerre, les femmes françaises soutenaient le moral de « poilus » qu’elles ne connaissaient pas personnellement : Apollinaire aura entretenu une relation épistolaire avec l’une d’elles, une jeune poétesse écrivant sous le pseudonyme d’Yves Blanc. La rencontre finale aura eu lieu, sans autre d’apothéose que d’offrir à la postérité et à ses futurs lecteurs des lettres aussi singulières et touchantes que celle-ci.

[…] Je trouve vos lettres trop rares. Excusez mon papier de ce soir, je n'en ai pas d'autre, les marchands sont loin de nous et je n'en pourrai avoir que dans deux ou trois jours. Mes idéogrammes sont assez clairs et après tout n'ont aucun besoin de commentaires. C'est la partie la plus neuve de mon œuvre d'avant la guerre si neuve que depuis la guerre on idéogrammatise la topographie et les communiqués vous apportent constamment le nom d'ouvrages ennemis ou nôtres baptisés d'après leur forme : le trapèze, le trident, le poignard, etc, et j'aime cette nouveauté de mon esprit. Pour ce qui est de la poésie libre dans « Alcools » il ne peut y avoir aujourd'hui de lyrisme authentique sans la liberté complète du poète et même s'il écrit en vers réguliers c'est sa liberté qui le convie à ce jeu ; hors de cette liberté il ne saurait plus y avoir de poésie. Si vous ne reconnaissez pas cette vérité essentielle votre esprit étouffé dans les limites d'une convention qui n'a plus de raison d'être ne pourra se développer. En effet on imaginerait difficilement une nouvelle manière de faire l'amour ou de manger, parce que ce sont là des choses naturelles et qu'essentiellement la seconde se fait par la bouche mais la versification, la langue française elle-même sont conventionnelles au point qu'on peut écrire en prose et s'exprimer en lapon, voire en espéranto. Ces conventions sont essentiellement caduques, car l'homme et l'artiste en particulier a besoin de naître et ici cela s'appelle renaître ou bien revenir aux principes. C'est celà [sic] qui est essentiel. Le moment de revenir aux principes du langage n'est pas encore venu, mais il viendra, et à ce moment la pureté de telle ou telle langue ne pèsera pas lourd. Les conventions sont une sorte de pudeur, la passion ignore la pudeur et le poète, l'artiste, sont des gens essentiellement passionnés auxquels il est nécessaire d'oublier la pudeur et les autres conventions qu'ignore la vie ou du moins dont elle ne proclame pas la nécessité. […]

J'adore que vous soyez paresseuse. Si les femmes souffrent plus par l'amour c'est qu'elles jouissent aussi plus que les hommes.

Ce n'est point Heredia mais vous-même que je malmenais, ma chère amie, pour me l'avoir rappelé quand vous avez un talent personnel. Mais ça n'a aucune importance, car les poètes personnels rappellent parfois d'autres poètes. Cela arrive sans que l'on encoure un blâme et pardonnez-moi de vous avoir chagrinée. Ainsi sans être Chérubin j'ai une jolie marraine, j'ai une marraine « que mon cœur, que mon cœur a de peine » de ne la point voir et c'est plutôt en passant par Beaumarchais et l'Espagne de son Figaro de la Folle Journée que vous êtes venue de l'idée première de « marraine » à penser à l'hidalgo cubain Heredia. - Pour connaître vos traits il faudra donc que j'attende plusieurs années !! Je n'ai pas le cœur de faire des vers aujourd'hui, il fait un froid de loup. J'ai une mauvaise bougie en paraffine qui éclaire mal, je suis gelé dans un affreux trou creusé dans la craie, pardonnez-moi mon amie. Pour l'amitié comme pour les vers le temps ne fait rien à l'affaire. Je suis triste aujourd'hui et cependant bien heureux de vous savoir belle.

Ainsi ma belle marraine, pardonnez-moi de ne pas trouver aujourd'hui l'accent de l' « Adieu », mais je ne peux commander à mon inspiration.

Vous parlez ma chère amie de réalisation grossière après un flirt sincère ; peut-être que si la réalisation n'était pas grossière, les amants n'auraient-ils pas de désillusion, mais en général on s'occupe si peu d'embellir l'amour ; puis, il arrive que la femme n'y met pas du sien et que la pudeur mal entendue décourage les bonnes volontés. Et puis comment s'étonner que les amours aient une fin quand notre vie en a une. Il ne faut pas demander à l'amour plus qu'il ne doit donner et ceux qui sont raisonnables, c'est-à-dire les poètes, mettent à profit les souffrances de l'amour en les chantant. Mais vous êtes mariée et mon cœur est bien à l'abri près du vôtre.

Quand j'irai en permission, Dieu sait quand ! j'irai sans doute en Algérie. Je m'embarquerai, je crois, à Port-Vendres qui n'est peut-être pas très éloigné de Montpellier et peut-être voudrez-vous bien me venir voir à l'aller ou au retour. Ce me serait une bien grande joie d'avoir vu ma marraine.

Ecrivez-moi vite, ma chère marraine, entre temps j'espère avoir pu faire des vers qui vous plaisent. En attendant quoi, je vous prie de m'envoyer les vôtres.

Je vous baise la main.

G.A
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Message par Doumé Ven 17 Oct 2014 - 18:08

En échos au thème de la prison


J’exige que nous soyons traités comme des êtres humains et non comme des esclaves. "

LETTRES D'ECRIVAINS - Page 2 Pussyr10

Je commence le lundi 23 septembre une grève de la faim. C’est une pratique extrême mais je suis convaincue que c’est la seule solution qui s’offre à moi pour sortir de ma situation actuelle.

L’administration pénitentiaire refuse de m’écouter. Mais, en échange, je refuse de me plier à leurs exigences. Je ne resterai pas silencieuse, à regarder mes camarades prisonniers s’effondrer à cause de la fatigue engendrée par les conditions proches de l’esclavage que nous subissons. J’exige que l’administration pénitentiaire respecte les droits humains, j’exige que le camp de Mordovie fonctionne dans le respect de la loi. J’exige que nous soyons traités comme des êtres humains et non comme des esclaves.

Cela fait un an que je suis arrivée à la colonie pénitentiaire n°14 dans le village de Parts, en Mordovie. J’ai commencé à entendre parler des colonies pénitentiaires de Mordovie alors que j’étais toujours détenue au Centre n°6 avant mon procès, à Moscou, avec les prisonniers qui disaient tout le temps: « Ceux qui n’ont jamais été emprisonnés en Mordovie n’ont jamais été emprisonnés du tout ». Ils ont les niveaux de sécurité les plus élevés, les journées de travail les plus longues et les violations de droit les plus flagrantes. Quand ils vous envoient en Mordovie, c’est comme s’ils vous envoyaient à l’échafaud. Jusqu’au dernier moment, ils continuent d’espérer: « Peut-être qu’ils ne vous enverront pas en Mordovie après tout ? Peut-être que ça va se calmer ? » Rien ne se calme, et à l’automne 2012 je suis arrivée au camp, sur les bords de la rivière Partsa.

J’ai été accueillie par ces mots du chef de la colonie pénitentiaire le Lieutenant-colonel Kupriyanov, qui est l’administrateur en chef de facto de notre colonie: « Concernant la politique, vous devez savoir que je suis staliniste ». Le Colonel Kulagin, l’autre chef de l’administration – la colonie est dirigée en tandem – m’a convoquée le premier jour avec pour objectif de me forcer à confesser ma culpabilité. « Un malheur vous est arrivé, n’est-ce pas ? Vous avez été condamnée à deux ans dans la colonie. Les gens changent d’avis normalement lorsque de mauvaises choses leur arrivent. Si vous voulez être en liberté conditionnelle dès que possible, vous devez avouer votre culpabilité. Si vous ne le faites pas, vous ne serez pas relâchée en liberté conditionnelle ». Je lui ai dit directement que je ne travaillerais que les huit heures imposées par le code du travail. « Le code est une chose – ce qui importe réellement est de remplir votre quota. Si vous ne le faites pas, vous faites des heures supplémentaires. Vous devez savoir que nous avons brisé des volontés plus fortes que la vôtre », m’a répondu Kulagin.

Mon unité de couture travaille de 16 à 17 heures par jour. De 7h30 à 00h30. Nous avons au mieux quatre heures de sommeil par nuit. Nous avons une journée de repos tous les mois et demi. Nous travaillons presque tous les dimanches. Des prisonniers font tourner des pétitions qui proposent de travailler les week-ends « selon nos envies » . En vérité, il n’y a, bien sûr, aucune « envie ». Ces pétitions sont écrites sur ordre de l’administration et sous la pression des prisonniers qui aident à appliquer les directives.

Personne n’ose désobéir à ces ordres et ne pas remettre de telles pétitions concernant le travail du dimanche, ce qui signifie travailler jusqu’à 1h du matin. Une fois, une femme de 50 ans a demandé à retourner à la zone résidentielle à 20h au lieu de 00h30 afin qu’elle puisse se coucher à 22h et dormir huit heures une fois par semaine. Elle se sentait malade, elle avait des problèmes de tension artérielle. En guise de réponse, ils ont organisé une réunion d’unité où ils l’ont mise à terre, insultée, humiliée et traitée de parasite. « Tu penses que tu es la seule à vouloir dormir plus ? Tu dois travailler plus, grosse vache ! » Lorsque quelqu’un a un certificat médical pour ne pas venir travailler, il est aussi brutalisé. « J’ai travaillé quand j’avais 40° de fièvre et ça a été. Tu crois quoi ? Qui va combler le manque pour toi? »

J’ai été accueillie dans mon unité résidentielle par les mots d’une prisonnière qui finissait sa peine de neuf ans : « Les porcs ont peur de te toucher eux-mêmes. Ils veulent le faire avec les mains des prisonniers. » Dans la colonie, les détenus en charge des brigades ainsi que les membres seniors sont ceux qui privent les autres prisonniers de leurs droits, qui les terrorisent et les transforment en esclaves sans droit de parole – sur ordre de l’administration.

Pour maintenir la discipline et l’obéissance, il y a un système largement implanté de punitions non-officielles. Les détenus sont forcés à « rester dans le lokalka » (un passage clôturé entre deux zones du camp) jusqu’à l’extinction des feux (le prisonnier a interdiction de se rendre dans les baraquements – que l’on soit en automne ou en hiver. Dans la seconde brigade, réunissant les personnes âgées et handicapées, il y avait une femme qui a eu les doigts et le pied amputés car ils avaient gelé lors d’une journée passée dans le lokalka). Ils peuvent « perdre leurs privilèges hygiéniques » (le prisonnier a l’interdiction de se laver ou d’aller aux toilettes), « perdre leurs privilèges de cantine et de salon de thé » (le prisonnier est interdit de manger ou de boire). C’est à la fois drôle et effrayant quand une femme de 40 ans vous dit: « On dirait que l’on est puni aujourd’hui! Je me demande si on va être puni demain aussi. » Elle ne peut pas quitter l’atelier de couture pour aller aux WC ou prendre une douceur dans son sac. C’est interdit.

Rêvant seulement de dormir et de boire une gorgée de thé, le prisonnier exténué et sale devient du mastic dans les mains de l’administration, qui nous voit seulement comme de la main d’œuvre gratuite. En juin 2013, mon salaire était de 29 (29 !) roubles [0,67 euros] par mois. Notre brigade coud 150 uniformes de police par jour. Où va l’argent qu’ils récoltent avec ?

Le camp a reçu plusieurs fois des fonds pour acheter de nouveaux équipements. Cependant, l’administration a seulement fait repeindre les machines à coudre par les travailleurs. Nous cousons avec des machines très fatiguées. Selon le code du travail, lorsque l’équipement ne correspond pas aux standards en vigueur dans l’industrie, les quotas doivent être abaissés en fonction des accords commerciaux habituels. Mais les quotas ne font que grimper. « Si vous les laissez voir que vous pouvez produire 100 uniformes, ils relèveront le minimum à 120 ! » m’a dit un vétéran des machines. Et vous ne pouvez pas ne pas remplir vos quotas sinon toute votre unité sera punie. La punition pourra être, par exemple, de rester debout dans la cour pendant des heures. Sans autorisation d’aller aux toilettes. Sans avoir le droit de boire de l’eau.

Il y a deux semaines, les quotas ont été arbitrairement relevés pour toutes les brigades de 50 unités. Si le minimum était avant de 100 uniformes par jour, il est désormais de 150. Selon le code du travail, les ouvriers doivent être informés d’un changement dans les quotas de production au minimum deux mois avant qu’il rentre en vigueur. Au PC-14, nous nous sommes réveillés un matin pour découvrir que nous avions de nouveaux quotas, car l’idée avait simplement surgi dans la tête des administrateurs de notre atelier d’exploitation (c’est comme ça que les prisonniers appellent la colonie). Le nombre de personnes dans la brigade diminue (ils sont libérés ou transférés) mais les quotas augmentent. En conséquence, ceux qui restent doivent travailler de plus en plus dur. Les mécaniciens disent qu’ils n’ont pas les pièces nécessaires pour réparer les machines et qu’ils ne les recevront pas. « Il n’y a pas les pièces ! Quand arriveront-elles ? Vous rigolez ? C’est la Russie. Pourquoi poser cette question ? » Durant mes premiers mois dans la zone de travail, je suis pratiquement devenue mécanicienne. J’ai appris par nécessité. Je me lançais sur ma machine, tournevis en main, désespérée de la réparer. Vos mains sont pleines de marques de piqûres et couvertes d’éraflures, votre sang est partout sur le plan de travail, mais vous devez continuer à coudre. Vous faites partie d’une équipe et vous devez accomplir votre travail tout comme les couturières expérimentées. Pendant ce temps, la machine continue de tomber en panne. Parce que vous êtes nouvelle et qu’il y a un manque, vous vous retrouvez avec le pire équipement – le plus faible moteur de la rangée. Et il tombe en panne encore et encore, vous courrez voir le mécanicien, qui est impossible à trouver. Ils vous crient dessus, ils vous réprimandent pour avoir ralenti la production. Il n’y a pas de cours de couture à la colonie non plus. Les Nouveaux sont assis devant leurs machines où on leur donne leurs tâches.

« Si tu n’étais pas Tolokonnikova, tu aurais été battue depuis longtemps », m’a dit une prisonnière proche de l’administration. C’est vrai : les autres sont battus. Parce qu’ils ne peuvent pas garder la cadence. Ils les frappent dans les reins, au visage. Les prisonniers eux-mêmes donnent les coups et pas un seul ne doit s’arrêter sans l’accord de l’administration. Il y a un an, avant que j’arrive, une femme gitane de l’unité trois a été battue à mort (la troisième unité est celle où ils mettent les prisonniers qui sont battus tous les jours). Elle est morte dans l’unité médicale du PC-14. L’administration a pu couvrir sa mort : la cause officielle de son décès est une crise cardiaque. Dans une autre unité, de nouvelles couturières qui n’arrivaient pas à suivre le rythme ont été déshabillées et forcées à coudre nues. Personne n’ose se plaindre à l’administration parce qu’ils se contenteront de sourire et de renvoyer les prisonniers dans leurs unités où le « mouchard » sera battu sur ordre de la même administration. Pour l’administration de la colonie, le bizutage contrôlé est une méthode pratique pour forcer les prisonniers à la soumission totale.

Une atmosphère angoissée et menaçante se répand dans toute la zone de travail. Privés de sommeil, écrasés par la course infinie pour remplir les quotas inhumains, les détenus sont toujours sur le point de craquer, de se crier dessus, de se battre pour la moindre chose. Encore récemment, une jeune fille a reçu un coup de ciseaux à la tête parce qu’elle n’avait pas rendu un pantalon à temps. Une autre a essayé de s’ouvrir l’estomac avec une scie à métaux. Ils l’ont arrêtée.

Celles qui se sont retrouvées au PC-14 en 2010, l’année du feu et de la fumée, ont raconté qu’alors que les feux de forêt se rapprochaient des murs de la colonie, les prisonniers ont continué à se rendre dans leur zone de travail pour remplir leurs quotas. A cause de la fumée, elles ne pouvaient pas voir à deux mètres devant vous mais elles ont mis des mouchoirs mouillés sur leurs visages et sont allées travailler malgré tout. A cause des conditions d’urgence, les prisonniers n’ont pas été à la cafétéria. Plusieurs femmes m’ont dit qu’elles étaient si affamées qu’elles ont commencé à écrire pour raconter l’horreur qu’elle vivait. Quand le feu a été éteint, la sécurité du camp a minutieusement brûlé les journaux intimes afin qu’aucun ne sorte à l’extérieur.

Les conditions d’hygiène et de vie dans le camp sont calculées afin que les prisonniers se sentent comme des animaux dégoûtants. Bien qu’il y ait des espaces dédiés à l’hygiène dans les dortoirs, il y a aussi une « pièce d’hygiène générale » dédiée à la correction et à la punition. Cette pièce peut contenir cinq personnes, mais les 800 prisonnières de la colonie sont envoyées là-bas pour se laver. Nous ne pouvons pas nous laver dans les salles de bain de nos baraquements – ça serait trop facile. Nous sommes autorisées à laver nos cheveux une fois par semaine. Cependant, même ce jour-là peut être annulé. Une pompe cassera ou la tuyauterie sera coupée. A un moment, mon unité n’a pas pu se laver pendant deux voire trois semaines.

Comme punition, ils peuvent aussi donner aux prisonniers du pain rassis, du lait tourné, du millet oxydé et des patates pourries. Cet été, ils ont apporté des sacs de petites patates noires en vrac qu’ils nous ont données en guise de nourriture.

Les violations des conditions de travail et de vie au PC-14 sont infinies. Cependant, mon grief le plus important est plus grand que tous ceux là. C’est que l’administration de la colonie empêche toute plainte ou réclamation concernant les conditions au PC-14 de franchir les murs de la colonie par tous les moyens possibles. L’administration force les gens à rester silencieux et n’hésite pas à employer les moyens le plus bas et et les plus cruels pour y parvenir. Tous les autres problèmes découlent de celui-ci – les quotas augmentés, les journées de travail de 16 heures, etc. L’administration se sent intouchable et oppresse les prisonniers avec une sévérité croissante. Je ne pouvais pas comprendre pourquoi tout le monde restait silencieux jusqu’à ce que je me heurte à l’avalanche d’obstacles qui déferle sur les prisonniers qui décident de parler. Les plaintes ne quittent pas la prison. La seule issue est de se plaindre au travers d’un avocat ou de proches. L’administration, mesquine et vindicative, utilisera tous ses mécanismes pour mettre la pression sur les prisonniers afin de leur montrer que les plaintes n’aident personne et ne font qu’empirer les choses. Ils utilisent des punitions collectives : vous vous plaignez qu’il n’y a pas d’eau chaude et ils coupent l’eau complètement.

En mai 2013, mon avocat Dmitry Dinze a déposé une plainte concernant les conditions au PC-14 au bureau du procureur. Le directeur de la colonie, le lieutenant-colonel Kupriyanov, a immédiatement rendu les conditions au camp insupportables. Il y a eu une vague de rapports sur mes connaissances, la saisie de mes vêtements chauds, et la menace de saisie de mes chaussures chaudes. Au travail, ils se sont vengés en donnant des tâches plus compliquées, en augmentant les quotas, en provoquant des pannes. Les leaders de l’unité à côté de la mienne – les bras droits du lieutenant-colonel Kupriyanov – ont demandé aux prisonniers d’interférer avec mon rendement afin que je puisse être envoyée en cellule de punition pour « dommages sur la propriété du gouvernement ». Ils ont également ordonné aux prisonniers de déclencher une bagarre avec moi.

On peut tout tolérer dans la mesure où cela n’affecte que nous. Mais la méthode de la punition collective est plus puissante puisqu’elle implique que votre unité ou toute la colonie endure votre punition en même temps que vous. Ce qui inclut des personnes auxquelles vous tenez. Une de mes amies s’est vue refuser la liberté conditionnelle, qu’elle attendait depuis sept ans, travaillant dur afin de dépasser ses quotas de travail. Elle a été réprimandée pour avoir bu du thé avec moi. Ce jour-là, le Lieutenant-colonel Kupriyanov l’a transférée dans une autre unité. Une autre de mes proches connaissances, une femme très bien éduquée, a été jetée dans l’« unité de stress » afin d’être battue tous les jours car elle lisait et parlait d’un document du ministère de la Justice avec moi. Ils rédigent des rapports sur tous ceux qui me parlent. Ça me blesse que des gens auxquels je tiens soient obligés de souffrir. En arborant un large sourire, le lieutenant-colonel Kupriyanov m’a dit : « Tu n’as probablement plus un ami ! » Il m’a expliqué que tout cela arrivait à cause de la plainte de Dinze.

Maintenant, je comprends que j’aurais dû entamer une grève de la faim en mai quand je me suis trouvée pour la première fois dans cette situation. Cependant, la pression énorme que l’administration a mise sur mes camarades prisonnières à cause de mes actions m’a conduite à arrêter de déposer des plaintes au sujet des conditions de la colonie.

Il y a trois semaines, le 30 août, j’ai demandé au lieutenant-colonel Kupriyanov d’accorder huit heures de sommeil à ma brigade de travail. Nous étions en train de parler de baisser le nombre d’heures de travail journalier de seize à douze. « Très bien, à partir de lundi, la brigade ne travaillera que par tranche de huit heures » m’a-t-il dit. Je savais que c’était un nouveau piège car c’est physiquement impossible de remplir les quotas plus élevés en huit heures. Donc, la brigade n’aura pas le temps et subira une punition. « Si quelqu’un découvre que tu es derrière ça, tu ne te plaindras plus jamais », a poursuivi le lieutenant-colonel, « après tout, il n’y a pas de raisons de se plaindre dans l’au-delà. » Il s’est arrêté. « Et pour finir, ne demande jamais des choses pour d’autres gens. Demande seulement pour toi. Je travaille dans les camps depuis plusieurs années et tout ceux qui sont venus me voir pour demander des choses pour d’autres gens sont directement passés de mon bureau à la cellule de punition. Tu es la première personne à qui ça n’arrive pas ».

Les semaines qui ont suivi, la vie dans mon unité de travail est devenue impossible. Les détenus liés à l’administration ont commencé à pousser les autres à obtenir vengeance. « Vous êtes interdits d’avoir du thé et de la nourriture, d’aller à la salle de bain et de fumer pendant une semaine. Maintenant vous serez tout le temps punis à moins que vous changiez d’attitude avec les nouveaux et surtout avec Tolokonnikova. Traitez-les comme les anciens avaient l’habitude de vous traiter. Vous étiez battus ? Bien sûr que vous l’étiez. Ils vous ont arraché les lèvres ? Bien sûr. Qu’ils aillent se faire foutre. Vous ne serez pas punis ».

Ils essayent encore et encore de me pousser à me battre avec eux, mais quel est le but de se battre avec des gens qui ne sont pas maîtres d’eux-mêmes, qui agissent seulement selon les ordres de l’administration?

Les prisonniers de Mordovie ont peur de leurs propres ombres. Ils sont complètement terrifiés. Hier, ils étaient ouverts vis-à-vis de moi, me suppliant de faire quelque chose à propos des journées de 16 heures, mais après que l’administration ait commencé à m’attaquer, ils ont eu peur de même me parler.

Je me suis tournée vers l’administration avec une proposition pour gérer le conflit. J’ai demandé à ce qu’ils me libèrent de la pression pensée par eux et exercée par les prisonniers qu’ils contrôlent ; qu’ils abolissent le travail d’esclave à la colonie en abaissant le nombre d’heures de travail et les quotas afin d’entrer en règle avec la loi. La pression n’a fait que croître. De fait, à compter du 23 septembre, j’entame une grève de la faim et je refuse de participer au travail d’esclave de la colonie. Je le ferai jusqu’à ce que l’administration commence à se conformer à la loi et arrête de traiter les femmes incarcérées comme du bétail éjecté du domaine de la justice dans le but d’alimenter la production de l’industrie de la couture, jusqu’à ce qu’ils nous traitent comme des humains.
Doumé
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