Le rêve assassin

Florian fixait son réfrigérateur totalement tétanisé. L’appareil, hérité de sa soeur récemment victime d’un arrêt cardiaque, représentait la quintessence d’un rêve hors de portée de sa bourse. La surface mate argentée, astiquée avec soin reflétait son regard affolé. Le volume imposant rétrécissait les mesures de la petite cuisine, au grand désespoir de son épouse Kalida. Les coins arrondis conféraient une certaine classe en même temps qu’un petit air rétro. La porte de droite ouvrait sur la partie réfrigérateur, alors que celle de gauche dans laquelle étaient intégrés les distributeurs de glaçons et d’eau fraiche celait l’accès au congélateur.
« Qui n’a pas son réfrigérateur américain à cinquante ans, a raté sa vie » plaisantait souvent Florian.
Aujourd’hui pourtant, il n’était pas d’humeur badine. Sur l’appareil étaient collés une multitude de post-it aux couleurs variées. On pouvait y lire différentes informations : les dates anniversaires, l’adresse et les téléphones de la maison, la composition des petits déjeuners des enfants, pi jusqu’à la vingtième décimale… et un post-it vierge de toute inscription. Ce dernier tout particulièrement affectait Florian. L’homme se sentait défaillir, sa volonté tout entière aspirée dans un gouffre noir. Sa fréquence cardiaque s'emballait, plus élevée qu’à la suite d’un sprint de cent mètres. Une sueur froide lui coulait le long de la colonne vertébrale. Son souffle devenait laborieux comme si l’oxygène avait été vidé de la pièce : qu’avait-il oublié ? Qu’avait-il omis de noter sur le post-it ? Le verre qu’il tenait à la main glissa et se fracassa bruyamment sur le carrelage.
— Florian ! Qu’est-ce que tu fais ?
Il ne répondit pas, totalement obsédé par la vue du post-it vierge. Kalida le rejoignit.
— Florian ! Merde ! C’est la deuxième fois aujourd’hui !
L’homme frissonna avant de tourner la tête vers son épouse, le regard fou.
— J’ai oublié quelque chose, j’en suis sûr. Regarde ce post-it, il n’y a rien d’écrit.
— Arrête avec ça. Le psychiatre affirme que tu es totalement remis de ton accident et que ta mémoire est à nouveau cent pour cent fonctionnelle. C’est ta phobie qui te joue encore des tours, tu n’as rien oublié. Le post-it devait être collé à un autre, c’est tout.
— Oui, ma raison sait tout ça, mais je ne peux pas m’empêcher de penser que j’ai oublié ce que je voulais écrire au moment de l’écrire et quand même collé le post-it sur le frigo. 
— Tu ne perds pas la mémoire, je suis sûre que tu me réciterais pi jusqu’à la vingtième décimale si je te le demandais.
— 3.1415926535 8979323846
— Tu vois que ta mémoire fonctionne.
— Ça ne prouve rien.
— Tu te souviens au moins que nous avons eu cette conversation ou une similaire ce matin, et une autre hier soir, et encore une autre hier midi… Vas plutôt me chercher l’aspirateur. Inutile que les enfants se blessent.
— Désolé, je voudrais bien m’en empêcher, mais c’est totalement irrationnel comme toi avec les serpents. Sais-tu que j’ai trouvé comment s’appelle ma phobie ? Mnémoapoléiaphobie. Je trouve rassurant de mettre un nom dessus.
— Ah ! Et tu as trouvé ça sur un site médical sérieux ou tu l’as inventé.
— Je l’ai construit à partir des racines grecques des mots. Dis, ce n’est pas toi au moins qui as ajouté ce post-it vierge, pour me punir de mes crises.
— Tu mériterais que je les enlève tous, ainsi que ceux collés sur le miroir de la salle de bains et aussi ceux de notre chambre et je ne sais plus où encore dans cette foutue maison de fous. Non mais ! M’accuser de... de…
Excédée, elle sortit de la pièce en claquant la porte.
Le son le ramena à la réalité. Florian soupira, il comprenait l’agacement de Kalida et savait qu’il devenait irrationnel mais c’était plus fort que lui. Il sortit chercher l’aspirateur pour nettoyer le verre éparpillé sur le carrelage. En revenant dans la cuisine, il se figea de nouveau. Son cœur devint douloureux tant il battait vite, sa vue se troubla et un voile noir obscurcit soudain sa vision. Jamais une crise n’avait atteint une telle intensité. La moitié des post-it étaient vierges. Il ne se contentait plus d’oublier désormais, il réinventait le passé et devenait fou. Après un long moment à genoux, la main crispée sur le tuyau de l’aspirateur, il reprit enfin le contrôle de son corps et de son esprit. Mais quand il parvint de nouveau à regarder ses aide-mémoires, plus un seul des petits carrés de papier ne comportait d’inscription. Alors l’oxygène cessa de parvenir à ses poumons, son bras gauche pendit endolori et sa poitrine fut enserrée dans un étau. Il s’effondra sur le sol et mourut au pied son rêve américain.
*****
Les obsèques passées, Kalida ne supportait plus ce maudit réfrigérateur devant lequel son mari avait trouvé la mort. Elle décida de le vendre au plus vite. En attendant, il y avait le repas à préparer : elle se força à entrer dans la cuisine et ouvrir cet héritage encombrant. Le souffle lui manqua et son cœur battit à tout rompre, un python énorme reposait sur l’une des étagères de l’appareil. Le serpent leva la tête et déroula lentement ses anneaux vers la jeune femme tétanisée.

Le frigo maudit qui matérialise les peurs niark

"Le frigo maudit qui matérialise les peurs niark"