Gauche Droite

Dans la région Droite – nom peu original, mais très approprié sur une carte – les habitants vivaient dans la peur. Pour être précis, ils souffraient de deux craintes, distinctes mais liées. L’une se résumait à redouter une attaque de leur voisin, Gauche – tout aussi peu inspiré quant à son appellation.

Cela ne s’était jamais produit, Gauche et Droite s’entendant parfaitement depuis toujours, mais si les Gauchers apprenaient la phobie des Droitiers, ils n’auraient qu’à enfourcher leurs montures et nulle résistance ne viendrait entraver leur conquête.

Conséquence de cette première inquiétude : les Droitiers manifestaient divers maux physiques : tremblements, sueurs (chaudes, froides, et inversement), oppression, cœur qui s’emballe, vision floue, vertiges, jambes flageolantes, diarrhée, et autres symptômes désagréables qu’il serait trop long d’énumérer.

On pourrait croire qu’il s’agissait là de pépins normaux, dus à leurs craintes d’une agression et, bien sûr, cela ne se contestait pas, mais le souci se révélait en fait bien plus complexe.

Cette panique à l’idée d’une guerre n’était que la résultante de l’autre peur profonde des Droitiers. Pour faire simple, il suffirait de dire qu’ils avaient peur d’avoir peur.

À l’idée d’être effrayé par quoique ce soit, les Droitiers évitaient toutes confrontations risquées et aseptisaient à l’extrême leur environnement. Nul animal ne courait dans les villes – pas plus dans les campagnes d’ailleurs – aucune attraction vertigineuse ne venait agrémenter les loisirs, pas un véhicule ne parcourait les rues. Toutes possibilités de se faire peur avaient été éradiquées et les habitants s’en trouvaient fort aise.

Mais voilà, avoir peur d’avoir peur, si cela s’apprenait, il ne faudrait que peu de réflexion à leurs voisins pour comprendre l’aubaine, car qui dit combat dit peur et donc, pour les Droitiers, incapacité à réagir.

Dès lors, ils passaient leur temps à tenter de masquer leur phobophobie, criant à tout va, sans qu’on le leur demande – et même dans leur sommeil – qu’ils n’avaient peur de rien. Et cela marchait depuis toujours. À leur grand soulagement, mais pas pour leur plus grand bonheur. Car, comment être heureux dans la crainte permanente ? Avoir peur d’avoir peur, et ne pas pouvoir s’empêcher d’avoir peur du voisin, il faut bien l’avouer, la situation avait tout d’un serpent qui se mord la queue.

Mout, treize ans et demi (car il tenait à son demi) ne comprenait pas les peurs de ses concitoyens. Lui n’avait pas peur, tout au plus craignait-il un rien la peur des autres. Ainsi, sans pouvoir parler à quiconque de ses envies d’aventures – il avait essayé, mais les réactions en retour l’en avaient dissuadé – se sentait-il très seul. Malgré sa discrétion, tous, connaissant son caractère différent, l’évitaient. L’on racontait sur le jeune garçon – dans le secret des cuisines bien fermées, bien sûr – qu’il ne devait pas être un vrai Droitier, un batard certainement. La mère avait dû fauter avec un Gaucher, ceci expliquait cela (et vice-versa).

Mout rêvait de partir. À quoi bon rester puisque les siens ne le voulaient pas ? Il y songeait depuis longtemps lorsqu’il se décida enfin. Il prépara des provisions, plia quelques vêtements, rassembla deux ou trois souvenirs et fourra le tout dans un sac, y ajoutant un couteau fabriqué de ses mains – car aucune arme n’existait en ville, les armes faisant peur, c’est bien connu.

Heureux de son départ, il courut jusqu’à la frontière. Un haut mur délimitait le royaume – précaution indispensable face à l’attaque éventuelle des voisins – et des gardes nombreux y stationnaient en permanence (bien insatisfaits de leur sort, car ils avaient peur, et avoir peur étant leur plus grande crainte, ils souffraient beaucoup des maux variés narrés quelques lignes plus tôt).

Ceux-ci ne firent aucun obstacle à la sortie du jeune homme. Ne rien savoir surtout car, qui sait, les intentions de Mout pouvaient leur faire peur. Ainsi l’adolescent put poursuivre sa route sans opposition.

Bientôt, il arriva à la capitale Gauche. Une superbe cité entourée d’arbres, peuplée d’animaux divers, de parcs d’attractions vertigineux et de véhicules pétaradant. Mout fut accueilli avec chaleur, car les Gauchers, en êtres joyeux et peu soucieux, appréciaient les visites, surtout pareille arrivée, jamais vue de mémoire d’homme.

Mout fut reçu par le seigneur des lieux qui lui demanda la raison de sa venue. Et le garçon s’expliqua, raconta tout : sa vie monotone, la peur constante des siens, son désir de vivre enfin. Barm l’écouta, l’assura de son soutien, et le congédia.

Mais à part lui, il se dit que pourquoi pas. Pourquoi ne pas conquérir Droite s’il était si facile de le faire ? En avait-il besoin ? Non, bien sûr, mais cela le distrairait, car lui – tout comme son peuple – aimait le danger, lui voulait avoir peur, et il avait tant essayé qu’il s’ennuyait. Une telle opération les occuperait un moment.

Ainsi fut fait. Gauche envahit Droite qui ne montra aucune résistance. Trop effrayés à l’idée d’avoir peur, les Droitiers s’évanouirent avant même que les armées de Gauche n’atteignent le mur. Il ne resta qu’à les trucider.

Très vite, les Gauchers s’ennuyèrent à nouveau. Ils avaient adoré découvrir la peur d’une possible mort,  ils voulaient encore la ressentir. Résultat : ils s’entretuèrent.

Mout, quant à lui, en arriva à la conclusion que trop craindre ou trop vénérer la peur était une erreur. Il partit vivre seul, loin des Gauche et Droite désertées, ni trop timoré, ni trop téméraire.