Les survivants (dernière refonte)

Un cri de terreur sortit de la gorge d’Emilio. Etrange saccato aux accents désespérés. Il perdit conscience. Un bruit écœurant de succion suivi de craquements sinistres mit fin à l'horrible calvaire de l’homme. Affreux destin que d'être broyé et digéré par une chose immonde, sans nom, ne ressemblant à rien, ni de près ni de loin. Au village, cette étrange disparition fit grand bruit. Les gendarmes firent des patrouilles sur le terrain. Ils lancèrent un avis de recherche. L’enquête s’enlisa.

L’hiver s’annonçait et les températures se mirent à descendre rapidement. Les villageois faisaient leurs provisions. Martin, bûcheron de son état, livrait le bois coupé à la demande. Il se servait d’une charrette tirée par son vieux cheval. Il avait une grosse livraison ce jour-là. Il devait ranger les bûches dans une annexe du manoir habité par Monsieur le Comte, comme on l’appelait au village. Perdu dans ses pensées, il sursauta quand son cheval commença à hennir en se cabrant.

Quelques minutes après, alors qu’une nuée d’oiseaux s’envolait avec précipitation, Martin ne put lutter contre un phénomène inexplicable. Il se sentit aspiré, puis broyé par de gigantesques mâchoires invisibles. Son hurlement s’éteignit, étouffé par un mélange gélatineux et poisseux de salive et de glaire.

Le cheval, quant à lui, terrorisé par ce qu’il avait pressenti, descendait la colline en tirant tant que bien que mal la charrette remplie à ras bord de bûches. Il s’arrêta devant le bistrot du marché, endroit où Martin se rendait régulièrement pour faire une partie de belote. On s’inquiéta, quelques copains montèrent jusqu’au manoir et demandèrent à Monsieur le Comte si Martin était avec lui. Ce dernier affirma ne pas l’avoir vu. De plus, il était sourd comme un pot. On lança des recherches. Les gendarmes aidés par la population, entreprirent de nouvelles fouilles. Sans succès. Aucune trace des deux disparus.

Le bruit courut qu’au village il se passait des choses bizarres. La presse commença à s’intéresser au phénomène. Un premier article parût dans le journal local. On put lire la vie en raccourci d’Emilio et de Martin. Les autorités, sollicitées de toutes parts, décidèrent d’agir. Il s’agissait surtout de gagner les prochaines élections. Il fallait faire une action d’éclat. Les élus avaient une occasion inespérée de redorer leur image. Pour donner le change, le maire et ses adjoints se rendirent au Café du Marché afin de montrer le souci permanent qu’ils avaient du sort de leurs concitoyens. Quelques bourrades bien appliquées, le verre toujours plein, le maire forçait un peu sur l’accent du terroir tandis que son adjoint lui soufflait le prénom de chaque électeur potentiel avant la poignée de main rituelle.

Mais le maire ne put vérifier si sa côte montait. Sur le chemin du retour - il avait décidé de rentrer à pied – il eut une mauvaise rencontre. Elle lui fut fatale malgré ses cris et ses appels à l’aide. Il n’arriva jamais à son domicile. Personne n’entendit quoi que ce soit. Personne ne vit quoi que ce soit. Le mystère de ces disparitions commençait à prendre un vilain tour. Se sentant menacés, les responsables municipaux lancèrent un plan d’urgence. On appela à l’aide l’armée qui détacha un commando spécialement entraîné pour faire face à tous les cas de figures. Ils ne trouvèrent rien, absolument rien. L’un deux avait senti très fugacement un souffle immonde. Mais c’était la seule manifestation qu’ils avaient rencontrée. Finalement, le rapport conclut à un phénomène inconnu jusque-là invisible pour des yeux humains.

La vie du village continua tant bien que mal. On évitait de se promener seul. Les enfants étaient bien gardés. Pour autant, les parents n’étaient pas rassurés. Au moindre retard, ils paniquaient. Il faut dire que les enfants faisaient les quatre cents coups. Cette histoire les passionnait. Ils imitaient « Le Club des Cinq » tout en faisant l’école buissonnière, On se serait cru au temps des veillées avec les histoires légendaires transmises par les anciens. Il manquait juste leur présence au coin de l’âtre. On se souvenait des contes qui n’en finissaient pas et auxquels on ajoutait une aventure supplémentaire. Les enfants s’endormaient au son de la voix chevrotante d’une aïeule qui racontait pour la énième fois l’horrible sort que réservait à ses victimes la bête de Gévaudan. Mais on n’était pas dans le passé. Il fallait affronter la réalité d’aujourd’hui.

La quatrième victime fut le curé de Saint Eustache. Pour la première fois, on retrouva une trace du crime : un morceau de soutane était resté accroché à la branche d’un arbre ! Un village sans curé, cela ne s’était jamais vu : Plus de maire, plus de curé ! « Que va-t-on devenir ? », gémirent les ouailles craintives et crédules.

Le manoir fut bientôt fermé et mis en vente au profit de la commune. Monsieur le Comte avait succombé brutalement. Un prêtre était venu célébrer l’office. Les villageois accompagnèrent le défunt à sa dernière demeure. Le cortège marchait dignement derrière le corbillard tiré par le vieux cheval de Martin.

Soudain les fidèles se dispersèrent en poussant des cris de frayeur… Un souffle chaud, une odeur pestilentielle stagnaient autour du caveau, ouvert pour la circonstance, lequel avait été édifié à la mémoire de la lignée de Monsieur le Comte. Un nuage de flammes jaillit du tombeau provoquant une éruption infernale de matières volcaniques. Des pierres brûlantes s’abattirent sur le pauvre vieux cheval qui mourut tragiquement. Au milieu de ce cataclysme, un rire satanique résonna, poursuivant les fuyards tandis que les cendres recouvraient le cimetière.

Il parût alors évident que le mal venait de ce mausolée. La mort du Comte avait mis fin au diabolique processus. D’aucuns le prétendaient, d’autres ne juraient de rien, d’autres encore espéraient des jours meilleurs sans malédiction.

Le temps passa et la population reprit confiance. Le calme était revenu. Bizarrement certes mais l’on ne déplorait plus aucune disparition si ce n’était des chapardages ordinaires et des farces de galopins. Personne ne détenait une explication plausible sur les disparitions. Au village, on restait circonspect. Toutes sortes d’histoires circulaient, des pires rumeurs aux potins de quartier.
Après quelques mois, il fut reconnu par tous les habitants que le cauchemar était terminé.

La rue qui menait au cimetière désormais en paix fut rebaptisée. On pouvait lire sur le panneau qui se situait dorénavant Rue de la tranquillité, une inscription à l’humour grinçant : « Trépassez votre chemin ».

Fin
21/11/2014