Mikhail Boulgakov, le plus grand écrivain d'URSS

Quand j'étais ado, j'étais PASSIONNE par l'URSS. Je trouvais ça absolument hilarant.
Je saurais pas vous dire si c'était par crétinerie adolescente ou parce que j'avais pas saisi la gravité du cirque qui s'était joué dans ce pays pendant près de 100 piges. Maintenant que je suis un peu plus vieux et cultivé, j'ai un peu mieux conscience de l'ampleur du zoo (et aussi d'à quel point le tableau a été noirci par la propagande occidentale) mais ça me fait toujours un petit peu rigoler, en particulier la moustache de Staline.

Outre quelques bons fou rires à la lecture d'anecdotes burlesques (je vous mets un lien vers cet article sur le site du CAIRN)) je me suis beaucoup intéressé à la littérature russe. Alors je pourrais vous parler d'auteurs soviétiques pendant des siècles avec beaucoup de passion parce que j'ai l'impression que personne ne les connaît et ça me frustre (je mets en gras pour insister). De Limonov à Gorki en passant par Soljenitsyne (lui ça va, il est connu), j'ai l'impression que c'est une littérature terriblement méconnue. Naturellement c'est en partie du à la fracture est/ouest et à la censure terrible qui a sévi pendant des décennies.
Reste que si je ne devais en retenir qu'un seul, ce serait Mikhail.  


(Déjà, belle gueule, le bonhomme)

Alors déjà, Mikhail, sa vie elle commence pas trop mal parce qu'il vient d'une famille qui jouit d'un certain confort et d'un solide gout pour la culture. Son père est un universitaire de Kiev et sa mère est enseignante, lui, il sera médecin. Il est mobilisé pendant la Première Guerre mondiale dans un hôpital militaire mais il lâche cette profession au début des années 20 pour se consacrer à la littérature et au journalisme.
Alors ça se passe pas terrible au début parce qu'en vertu de son extraction sociale et de ses opinions, il se fait souvent traiter de bourgeois (et est même parfois accusé d'être un russe blanc) par le reste de la profession.
(Je sais que là c'est de la mise en contexte un peu bâclée mais je trouve que c'est important pour saisir le personnage et la teneur de son travail)

Quand il commence à publier, c'est directement un fiasco. Pas à cause de la qualité des textes mais plutôt parce que le journal dans lequel il publie son premier roman, La Garde Blanche, cesse de paraître presque immédiatement et aussi parce que son recueil de nouvelles Endiablade est censuré par la Glavlit (il est carrément retiré des librairies en fait).
Reste qu'il faut s'attarder un peu sur ces deux textes avant de passer à la suite.
La Garde Blanche c'est un roman historique dans la veine de Guerre et Paix (mais qui est bien plus digeste) qui aura été adapté au théâtre pour contourner la censure. Ce qui est vraiment chouette dans ce premier roman c'est qu'on saisit d'emblée la capacité d'organisation formidable dont Mikhail fait preuve dans l'articulation de son intrigue.
Il y a pas mal d'éléments fictifs qui ont étés greffés aux évènements réels relatés dans ce roman et c'est une première caractéristique de Boulgakov ; une tendance à entremêler l'historique et l'imaginaire avec une crédibilité troublante.
Et c'est dans Endiablade qu'il confirmera ce talent tout en faisant montre ce que certains spécialistes qualifient de sa "spécialité" : Le fantastique. La nouvelle qui donne son titre au recueil est souvent comparée à l'œuvre de Kafka pour son ironie brutale, sa critique de la bureaucratie et le sort terriblement injuste réservé à son protagoniste.

Boulgakov il est très polyvalent, il écrit des sketches, des drames, des nouvelles et surtout des romans. Quatre mastodontes dont on retient surtout (à raison) Le Maître et Marguerite.
Déjà la conception du roman a une histoire incroyable ; Mikhail voulait en faire son chef-d'œuvre et comme il était terriblement perfectionniste et inquiet que la censure ne massacre son travail, l'accouchement a donc été laborieux.
Les premières traces du projet remontent à 1928 (mais certaines sources racontent qu'il évoquait son "roman sur le diable" dès 1925). Au total on comptera quatre versions dont la dernière, dans un état d'inachèvement relatif, sera corrigée, mise en ordre et publiée par sa veuve, Elena après la mort de l'auteur.
Entretemps il aura écrit ce roman dans sa totalité à trois reprises et aura détruit les manuscrits ou les aura retravaillés intégralement.
Lorsqu'il est paru pour la première fois en 1967, Le Maître et Marguerite a été lourdement censuré. On estime qu'un peu plus de 12% du texte ont été purement et simplement supprimés (en URSS on s'emmerde pas beaucoup) tandis que les 88% restants ont subi de lourdes altérations.
Heureusement, une femme de lettres formidable du nom de Lidiya Yanovskaïa a réussi à regrouper tous les manuscrits existant et à proposer une version définitive du texte. Et ce qui est absolument génial c'est que cette dernière édition comporte même les portions censurées du texte, mises entre crochets afin que le lecteur puisse saisir exactement à quel point il a été altéré.
C'est peut-être quelque chose d'anecdotique mais je trouve ça fascinant de savoir très précisément comment le texte a été modifié par le gouvernement soviétique.

Le Maître et Marguerite, donc. C'est la pièce maîtresse de Boulgakov mais aussi et surtout un joyau de la littérature russe, toutes époques confondues. C'est une espèce de coup de génie savamment organisé qui mêle trois actions dans une espèce d'immense cavalcade dans le Moscou des années 30 et dans le Jérusalem du premier siècle après Jésus-Christ (y'a pas de vanne, c'est vraiment le pitch du bouquin).
D'abord l'arrivée de Satan (ni plus ni moins, ouais) à Moscou. Satan il est là pour générer un maximum de chaos et il va s'amuser à torturer un peu tout le panorama des citoyens moscovites au moyen de farces aussi brillantes que cruelles.
Parallèlement, seront comptées les dernières heures du Christ avant sa crucifixion par un Ponce Pilate hésitant, aux prises avec un dilemme moral terrible.
Finalement, la troisième trame concerne Marguerite qui va chercher le très mystérieux Maître et faire l'expériences d'évènements fantastiques qui seront tantôt des miracles, tantôt des malédictions.

Ces trois trames s'entremêlent et constituent une mise en abyme dans laquelle Boulgakov réalise à la fois le commentaire de son texte mais également celui de sa propre personne au travers de l'implacable Maître qui est également un écrivain perfectionniste et en conflit avec le régime (je vous disais que mon exposé il allait servir).
Toute la trame est également un acte de moquerie à la fois tordant et désabusé du régime soviétique, de ses dérives, de ses façons de faire et d'être. La société moscovite dans son ensemble est passée sous une loupe grossissante, caricaturée avec talent et férocité.
Ce qui est intéressant c'est qu'on retrouve un peu de Kafka dans l'absurdité exceptionnelle des situations, un peu de ce que proposera Gheorghiu dans les enchaînements absolument abracadabrants du scénario et du fantastique à la Pouchkine. C'est pas des comparaisons hasardeuses, on sent ce qui a inspiré et a été inspiré par ce roman absolument capital dans la littérature du bloc de l'Est.

Si je considère Moby-Dick comme le plus grand roman jamais écrit, j'estime que Le Maître et Marguerite le suit vraiment de très près.
J'en ai à la fois beaucoup dit et en même temps si peu en comparaison de la densité et de la taille du bouquin, c'est vraiment une lecture essentielle d'après moi.

Mikhail il est mort très jeune finalement, il avait un peu moins de 50 piges, mais il a laissé un patrimoine littéraire qui est vraiment pas triste ; du théâtre (que je connais très peu), des nouvelles puissantes comme Cœur de chien et cette œuvre romanesque délicieuse dont Le Maître et Marguerite est l'absolue clef de voute.

(Purée c'était long et on dirait une dissertation mais au moins je trouve que c'est clair.)

Le Maître et Marguerite, j'avais tenté mais j'ai décroché assez vite. Mais on m'a dit qu'il faut passer un certain nombre de page avant que ça devienne génial (un peu comme Le Seigneur des Anneaux, dans un tout autre genre ). C'est donc encore un projet de lecture futur.

Je suis assez d'accord avec ce propos. Il faut rentrer un petit peu dans le bouquin mais je trouve ça moins long que pour d'autres pavés du style. J'ai l'impression que c'est une tendance courante dans les gros classiques du roman.
Typiquement Moby-Dick se lance pour de vrai au chapitre XXXIII, Anna Karénine ça prend aussi des années et je parle même pas d'autres gros morceaux comme Don Quichotte.

Mais en général ça vaut drôlement le coup de s'accrocher !

Bravo encore une fois, c'est tout à fait passionnant !

J'ai fait une recherche rapide pour glaner des infos et je suis tombé là-dessus, je me suis dis qu'elle serait un bon complément à l'éloge que tu en fais.




Merci en tout cas, si je croise prochainement ce titre lors d'une sortie en bouquinerie, je saurai que je peux le prendre les yeux fermés.

Oui, clairement, c'est un auteur à découvrir. J'ai adoré Le Maître et Marguerite et j'ai lu aussi Endiablade (qui, pour moi, ne tient pas la comparaison), mais je ne connais guère le reste de son œuvre.

Il y a ses Carnets d'un jeune médecin, qu'on cite souvent aussi ; je ne les ai pas lus, mais j'avais vu quelques épisodes de l'adaptation avec Daniel Radcliffe, lorsqu'elle était diffusée par Arte. Il n'y a pas d'éléments fantastiques, mais c'est le même genre d'humour…

Merci de nous mettre l'eau à la bouche ^^
Dans le genre critique du système, j'avais adoré la pièce de Gogol "Le Revizor"
J'ai très peu lu de romans russes à part des extraits de l'Archipel du Goulag de Soljenitsyne...