Course nocturne (sonnet à la "Hérédia")

Quand parfois songe, au large, un marin somnolent,
De la houle, exhalée, une vapeur d'écume,
S'élève vers la lune en longs bras d'amertume
Et drape sa pâleur d'un feu sanguinolent.

Lors, sous l'épaisse nuit de l'abysse indolent,
Une forme frémit et, lentement, s'exhume,
Se hisse à la surface où, fendant flots et brume,
Jaillit l'argent glacé du "Hollandais Volant".

A la proue, engouffrant dans ses orbites vides
La vaste inanité des espaces livides,
Le boucanier se dresse, immense, en son linceul,

Et naissant des noirceurs qu'il a jadis bravées,
Un vent coulis fétide, expiré pour lui seul,
Enfle et tord les lambeaux de ses voiles crevées.

Jean Ray, sors de ce corps !

Jack-the-rimeur a écrit:Quand parfois songe, au large, un marin somnolent,
De la houle, exhalée, une vapeur d'écume,
S'élève vers la lune en longs bras d'amertume
Et drape sa pâleur d'un feu sanguinolent.

Lors, sous l'épaisse nuit de l'abysse indolent,
Une forme frémit et, lentement, s'exhume,
Se hisse à la surface où, fendant flots et brume,
Jaillit l'argent glacé du "Hollandais Volant".

A la proue, engouffrant dans ses orbites vides
La vaste inanité des espaces livides,
Le boucanier se dresse, immense, en son linceul,

Et naissant des noirceurs qu'il a jadis bravées,
Un vent coulis fétide, expiré pour lui seul,
Enfle et tord les lambeaux de ses voiles crevées.

Whoo ! Il a fallu que j'arrive ici pour lire des alexandrins de ce genre

J'aime bien : l'épaisse nuit de l'abysse indolent, et particulièrement ces 3 vers :
" A la proue, engouffrant dans ses orbites vides
La vaste inanité des espaces livides,
Le boucanier se dresse, immense, en son linceul, "

Par contre : " Et naissant des noirceurs qu'il a jadis bravées, "
aurait pu être mieux écrit...

En tout cas bravo ! Ambiance superbement rendue !

En fait, je sortais d'un souper avec les copains du "Parnasse" quand je suis tombé dans cette putain de faille temporelle ! Depuis, je suis une sorte d'anachronisme vivant (enfin plutôt survivant, maintenant).

"Les noirceurs qu'il a jadis bravées", c'est pour rappeler que sa malédiction est un châtiment pour avoir défié les dieux. La précision ne s'imposait peut-être pas. Ceci dit, phonétiquement, "noirceurs" va bien avec "naissant" et fait contraste au "livide" du tercet précédent.

Quand je parle de sonnet à la Hérédia, ce n'est pas une figure de style. "Course nocturne" est une sorte de synthèse de ses techniques d'élaboration et d'assemblage, de ses options esthétiques, ses trucs et jusqu'à ses manies. Ce n'est pas un génie, certes, mais un bon et solide artisan duquel nombre d'apprenti-poètes auraient beaucoup à apprendre. Un roitelet vaudra toujours mieux que bien des aigles avec des ailes de moineaux.

"Inanité" est probablement une réminiscence de Mallarmé : "Aboli bibelot d'inanité sonore", un vers qui m'a toujours amusé.

Tu es un connaisseur Jack, plus que moi, c'est un plaisir de te connaître.
J'imagine que tu dois apprécier leconte de Lisle. Son poème ci-dessous m'avait marqué quand j'étais gamin. Je ne résiste pas à le mettre ici pour ceux qui ne le connaîtraient pas, et les autres bien sûr :

Le cœur de Hialmar

Une nuit claire, un vent glacé. La neige est rouge.
Mille braves sont là qui dorment sans tombeaux,
L'épée au poing, les yeux hagards. Pas un ne bouge.
Au-dessus tourne et crie un vol de noirs corbeaux.

La lune froide verse au loin sa pâle flamme.
Hialmar se soulève entre les morts sanglants,
Appuyé des deux mains au tronçon de sa lame.
La pourpre du combat ruisselle de ses flancs.

- Holà ! Quelqu'un a-t-il encore un peu d'haleine,
Parmi tant de joyeux et robustes garçons
Qui, ce matin, riaient et chantaient à voix pleine
Comme des merles dans l'épaisseur des buissons ?

Tous sont muets. Mon casque est rompu, mon armure
Est trouée, et la hache a fait sauter ses clous.
Mes yeux saignent. J'entends un immense murmure
Pareil aux hurlements de la mer ou des loups.

Viens par ici, Corbeau, mon brave mangeur d'hommes !
Ouvre-moi la poitrine avec ton bec de fer.
Tu nous retrouveras demain tels que nous sommes.
Porte mon coeur tout chaud à la fille d'Ylmer.

Dans Upsal, où les Jarls boivent la bonne bière,
Et chantent, en heurtant les cruches d'or, en choeur,
À tire d'aile vole, ô rôdeur de bruyère !
Cherche ma fiancée et porte-lui mon coeur.

Au sommet de la tour que hantent les corneilles
Tu la verras debout, blanche, aux longs cheveux noirs.
Deux anneaux d'argent fin lui pendent aux oreilles,
Et ses yeux sont plus clairs que l'astre des beaux soirs.

Va, sombre messager, dis-lui bien que je l'aime,
Et que voici mon cœur. Elle reconnaîtra
Qu'il est rouge et solide et non tremblant et blême
Et la fille d'Ylmer, Corbeau, te sourira !

Moi, je meurs. Mon esprit coule par vingt blessures.
J'ai fait mon temps. Buvez, ô loups, mon sang vermeil.
Jeune, brave, riant, libre et sans flétrissures,
Je vais m'asseoir parmi les Dieux, dans le soleil !

Excellent ; un beau clin d'oeil à Hérédia que je connais trop peu. On reconnait le soucis de perfection formelle cher aux Parnassiens (qui m'ont toujours impressionné par leur maîtrise).
Très bon travail, et bravo pour les rimes riches, notamment.

Comme Doumé, j'apprécie beaucoup Leconte de Lisle - en particulier ses Poèmes barbares.
Sur le Manoir, j'avais parlé de son poème Aux Modernes, toujours d'actualité, et pour longtemps.

Ici, j'aimerais citer le magnifique sonnet Paysage polaire, dans le même recueil :


Quelle force d'évocation, quelle puissance ! Je rêve d'écrire un texte un peu halluciné décrivant la progression épique d'un drakkar en mer du nord, brisant la glace sous la tempête, porté par les chants d'un équipage de fiers guerriers scandinaves, combattant dieux, créatures mythiques et éléments... Voilà ce que ça m'inspire. Si je le fais un jour, je mettrais ce poème en épigraphe.

Sinon je vois que tu parles, jack, du fameux sonnet en -yx de Mallarmé !
Je me souviens m'être arraché les cheveux pour en composer une étude, il y a quelque temps.
On lit vraiment de belles choses dans cette section poésie, grâce à vous

Les "poèmes barbares", bien sûr, un de mes recueils de chevet !
C'est marrant que tu aies choisi ce texte en particulier : il y a peu, je parcourais un article sur je ne sais plus quelle convention américaine d'héroïc fantasy où de jeunes auteurs évoquaient leurs modèles, et là, j'avais été soufflé de découvrir, à côté des inévitables Tolkien, Howard ou Poul Anderson (et en sus des cycles arthuriens ou "la chanson de Roland") : "Le coeur de Hialmar", précisément, et "L'aigle du casque" de Victor Hugo ! Deux textes complètement oubliés de ce côté-ci de l'Atlantique. Et ça, tu ne peux pas savoir comme ça m'a fait plaisir...

Pour te remercier de ton intérêt et de t'être donné la peine de taper ce texte (que j'ai déjà, tu t'en doutes, mais auquel une petite réapparition sur la scène publique ne peut faire que du bien), voici un petit poème que j'avais écrit un peu dans le même esprit, en plus intimiste et dans une pâle imitation de vieux français :

DE SAINT-JEAN D'ACRE

Gentille dame, il ne faut plus m'attendre.
Trois jours durant, un trait dans le côté,
J'ai combattu. Ne me puis plus défendre ;

Le soir tombant m'aura le souffle ôté.
Maint compagnon à l'âme haute et fière
Je vois gésir, le corps torve et crotté.

Sans sépulture, en l'ardente poussière,
Bientôt, hélas, serai près d'eux gisant.
Mon coeur à vous, qui brûlez ma paupière,

Que votre amour, quand naîtra notre enfant,
Lui fasse autour vêture chaude et tendre,
Sera de moi comme un peu de vivant...

Car, douce dame, il ne faut plus m'attendre.

Salut.

Salut, Max, tu arrives en plein quand je répondais à Doumé, alors je te prends au vol.
Ainsi, à toi aussi, Leconte De Lisle rappelle des choses. J'en suis un peu surpris mais d'autant plus ravi. Je pensais bien que ce genre de dinosaures avait totalement disparu de la mémoire collective, mais il semble qu'il reste quelques îlots de mondes perdus.
Toi qui connais "Aux modernes" (où il pourfend les "débraillés"), imagine un peu ce qu'il dirait aujourd'hui.
Souvent je me dis qu'il se serait bien entendu avec Lovecraft : ils ont le même goût pour les vieilles pierres, les civilisations disparues, le même dédain pour l'agitation inutile et la futilité de la vie et la même carapace de solitude.
Pour finir, je ne citerai que ce quatrain qui a longtemps bercé mon inspiration :

Superbe !

Le salut, à la fin, n'est-il pas trop moderne ?

Doumé ! Le "salut", c'était pour toi, indépendamment de ce qui précèdait.
Mais tu t'en doutais, non ?
Allez, avoue.

Pendant qu'on y est, Jack, je serais curieux d'avoir avoir ton ressenti sur le sonnet en -yx de Mallarmé. En deux mot : comment est-ce que tu le comprends, a-t-il un sens pour toi ? Comme tu es fin poète, ton avis m'intéresse - mais je comprendrais que tu aies la flemme de répondre

Jack-the-rimeur a écrit:Doumé ! Le "salut", c'était pour toi, indépendamment de ce qui précèdait.
Mais tu t'en doutais, non ?
Allez, avoue.

Encore une fois, un vache de truc superbe !