Assaut vers l'inconnu... [ancien atelier]

Il ne suffit plus de croire mais d'avancer.
Au regard éteint que m'envoya mon compagnon, je devinai que l'issue était — serait ? — fatale. Mes ongles raclèrent le sol rocailleux, telle une caresse à la terre, l'Enfouisseuse de tant de camarades. Au loin, la déflagration emplit l'espace d'un grognement sourd. La terre avait faim !
Mon ventre se creusa, mes viscères chaudes se recroquevillèrent, presque à coller ma colonne dorsale. Bouche sèche et pendante, yeux torves et mains crispées sur le fusil.
Certains reniflent.
Est-ce le froid ou la terreur ? L'un enveloppe l'autre dans une folle sarabande.

L'officier approche, le sabre à la main et le képi décrassé. Le gros Marcel s'évanouit, tombant lourdement dans une flaque épaisse. On le relève à coups de godillot dans le ventre. D'office, il rejoint la première ligne. Sa grosse face rougeaude est parcourue de frémissements, un tic nerveux agite sa paupière gauche. Il fait peine à voir ce modeste charcutier. Il a quitté sa boutique provinciale deux semaines auparavant, ses trois jeunes enfants et une épouse éplorée courant sur le quai tandis que le convoi s'ébranle vers l'Est.

L'officier gueule, la troupe sursaute. Poussé par la masse grouillante, le gros Marcel grimpe l'échelle et s'extirpe de la tranchée comme un diable hors de sa boîte. Le genou à peine posé sur le rebord, son crâne éclate en une kyrielle de chairs et d'os. Son corps obèse s'agite et retombe en arrière. L'officier jure en repoussant le corps mort du bout de sa botte. Les soldats marchent dessus et enjambent les derniers mètres avant l'enfer.

Je pose mon pied sur la contremarche, respire profondément et me hisse derrière un soldat. Je cours en me fondant dans son ombre. Maelström de fureur et de poudre. Le carrousel de bruits, de cadavres et de sang tourne autour de moi. Un choc sourd me lève de terre. Je roule dans un cratère, me relève et poursuit ma fuite désordonnée. Le gros Marcel est à ma droite, il me sourit.
Je me retourne et aperçois mes compagnons d'arme. Nous baignons dans un silence apaisant. Enfin. Nous traversons les tourbillons de feu et de métal. Le sol semble s'évaporer sous nos semelles cloutées. Nos corps deviennent légers, éthérés dans cet azur immaculé qui se révèle soudain parmi les fumées noirâtres. Nous entrons dans un tunnel de lumière. Je ferme les yeux et me dissous dans ce bain chaud et sécurisant.
Je suis seul.
Ma tête redevient lourde, mon corps quitte ce liquide de vitalité.
Cette explosion de lumière me fait hurler à plein poumons, mes petites mains griffent le vide et s'agitent désespérément.
Une voix rude résonne tandis que l'on me pose sur un sein chaud et douillet.
— C'est un garçon madame.