MOUROIR

— Eh, Miroir ! J’en ai marre ! Tous les matins, je dois attendre ton bon vouloir pour sortir. Comment en est-on arrivé là ? C’est vrai, suis-je bête, je me parle à moi-même. Tu ne réponds jamais à mes questions.

Salut Fuji. Belle gosse ! Quel âge tu peux avoir ? Je dirais dix-neuf ans. Dents parfaites. Lèvres pulpeuses. Yeux noirs en amande. Normal, je suis « refaite » à cause de toi, sale Miroir !

Au début, le Grand Ordonnateur nous a imposé ta présence comme une déco. Puis, tu as servi à m’informer sur le niveau de l’air. Mauvais, confinement ou masque ou Centre de vaccination pour un énième rappel. Jusque-là rien de grave. Tu devenais un super médecin de garde. Après, ça a dégénéré.

Tu me laisses enfermée sans raison. Me sauver par la fenêtre ? Impossible. Verrouillée, elle aussi.

Si j’ai un bouton sur le nez, ça m’empêche de voir du monde ? Ce sera quoi, la suite ? C’est pour ça que mon amie Marjo ne vient plus au Miam, boire un thé-plume ? Ni aux activités ? Tu veux bien dire à ton pote le Miroir de Marjo de la délivrer ? Je m’ennuie sans elle. Même si j’ai des super occupations : les devoirs du soir. Pour rentrer, c’est facile, reconnaissance faciale et tu ouvres. Et je dois lire tel chapitre du programme PEDA, réciter les règles te concernant. Toujours T’obéir. Et celle-là : ne pas TE CASSER ! La bonne blague ! Comment pourrais-je ? Je ne possède que des couverts souples ! Ici, il n’y a qu’un lit fixé au sol, une douche, pareil, fixée, un mange-garni impossible à soulever, quelques uniformes et TOI qui me crispes à un point !

Tant pis si ça ne te plaît pas ce que je raconte. C’est à moi que je parle, d’abord… Mon quartier, La Cité Radieuse, me faisait rêver. Maintenant, non. À cause de toi, tout devient un cauchemar. J’exagère. J’ai encore la chance de ne pas travailler. Il paraît que des gens se lèvent aux aurores pour nettoyer les murs ou les rues de la Cité. Je retire ce que je viens de dire.

Désolée, mais tu me pousses à bout.


Voyons si je vais pouvoir sortir ou pas. Tu me stresses, aussi ! Alors, mon physique te sied ? Ma mentalité, hum, pas très aux normes. Faut me pardonner. Je n’ai pas connu mes parents, tués à la dernière guerre. Vais-je être déclassée ? J’en ai entendu parler. Tu peux me dire si c’est le cas pour Marjo ? Une fille canon qui me manque. Je veux savoir. Si elle l’est, je veux la rejoindre, tu entends ?

Ta voix quand tu me donnes des ordres, elle me fait flipper. Sans aucune nuance. Qui est derrière toi, à me reluquer ? Qu’est-ce que tu vas encore trouver qui ne va pas ?

Bon, je commence à avoir froid. Je te signale que je suis nue depuis un certain temps. Oui, j’ai meublé en attendant. Je me tais, voilà. Combien de tours je dois encore effectuer ? La honte ! Je peux mettre ma tenue réglementaire du jour, celle qui est orange ?

— Monte sur la balance.

O.K. Pas trop tôt. Je déteste cette plateforme qui sert à la fois de table d’auscultation et d’examens divers. Elle est froide et me donne des frissons.

— 65 kg. Régime à partir de ce soir. Jeûne de trois jours pour commencer. Tu peux disposer.

J’entends le « clic » d’ouverture de mon sas. Mon corps refuse de bouger. Je reste figée sur la balance. Interdite. Je n’aurais pas cru que le verdict entendu me choquerait à ce point. Je me retiens de pleurer. Plus envie de sortir. Pour quoi faire ? Puis, je ne sais pas ce qui me passe par la tête, je me mets à hurler. Nooon ! Je ne veux pas sortir ! NOOON ! Sans m’arrêter. Le pacte est rompu, j’en ai conscience. Je m’en fiche : ça me fait un bien fou.

Me voilà à haïr cette surface qui me renvoie un autre moi, à la figure rouge, aux traces noires autour des yeux, les cheveux en bataille, la bouche tordue. Il a du mal à respirer, mais ne lâche rien. Sa poitrine se soulève par à-coups. Tape des pieds. Serre les poings.

Le Miroir veut avoir le dernier mot, il enchaîne : « Il le faut…faut… faut…» Comme ça pendant un moment. Je ne sais plus. Puis il lance des bruits bizarres : « gr..br…vriii… » qui cassent les oreilles.

Au plus fort de notre joute, je le vois se fendiller. Soudain il explose. Des morceaux brillants et pointus m’atteignent au visage. J’en ai partout. Flou, tout est flou.


Je marche sur des débris de verre en direction du trou béant laissé par le Miroir détruit. Je me dis que je devrais saigner ; en fait, non. De l’air chaud caresse mon visage. Jamais connu une sensation pareille. Climatisation partout d’habitude. Je ne me souviens pas avoir revêtu la robe en jean bleue que je porte, ni avoir enfilé des espadrilles blanches. Ah, tiens, on dirait que quelqu’un vient à ma rencontre.

— Fuji ! Enfin, tu es là, de l’autre côté.

— Marjo ! … Où suis-je ? C’est ça, être déclassée ?

Elle rit.

— Non, du tout.

— Alors, quoi ? Je suis morte ?

— C’est l’inverse. Maintenant, tu vis. D’où tu viens, tu étais morte et tout le monde l’était aussi. Regarde-toi une dernière fois au travers de feu le Miroir. Ensuite, tout va disparaître.

En effet, je me vois étendue par terre, le corps morcelé. Ma chambre n’est plus qu’un amas de carton-pâte. Ma main touche le vide.

— Comment c’est possible ?

— Je n’ai pas de réponse.

Elle me prend dans ses bras, et j’ai honte car c’est défendu. Pourtant, je me sens si bien !

— Viens, je te fais visiter. Ici, aucun interdit. Tu vas apprécier notre maison de campagne.

Je la crois. Ma peur s’atténue à mesure que ses pas me guident vers un ailleurs si différent de ce que je connais.

On peut imaginer qu'elle est passée de l'autre côté, dans un monde parallèle, ou qu'elle est vraiment morte ou que tout est dans sa tête ; elle s'est créé cet environnement toute seule... Ça rejoint aussi "la dictature de l'image".

FRançoise GRDR a écrit:Merci @Pala pour ton interprétation qui va bien dans le sens de ce que j'ai voulu montrer. La fin est plus ouverte

Spoiler:

Peut-être aussi que c'est elle qui maintenait cette dictature du miroir en le faisant fonctionner tous les jours, et qu'elle se libère en le brisant

J'y vois une allégorie de ce que nous vivons ces dernières années. entre culte de la beauté et confinement imposé.

les dérives actuelles concernant la restriction de nos libertés fondamentales d'aller et venir...surtout en ce moment même si la sécurité sanitaire de tous peut les justifier ; ça va trop loin