Georges et les dragons (Blahom)

Lorsque Georges rentra chez lui, ce jour-là, comme tous les jours, rien ne le préparait à ce qu'il vit en franchissant la porte du salon.
Georges Morel était un citoyen ordinaire menant une petite existence rangée, un bon père de famille comme il y en existe des millions, un brave type ponctuel, économe et d'une grande discrétion, aux ambitions aussi modestes que son modique traitement de petit fonctionnaire. Sa femme, Martha, faisait quelques ménages pour arrondir les fins de mois du ménage. Elle n'en demeurait pas moins une authentique femme d'intérieur, vraie fée du logis et fort honnête cuisinière. La méritoire patience dont elle faisait preuve avec leurs deux enfants, le petit Marc et Sophie, l'aînée, achevait de la ranger dans la rarissime catégorie des épouses idéales.  
Sa monotone journée de travail achevée, il avait garé sa voiture dans le garage attenant au petit pavillon et, après un passage à la salle de bain, s'apprêtait à pénétrer dans le petit salon où l'attendaient, comme chaque soir, Martha et les gosses. À cette heure-ci, les petits monstres étaient censés avoir terminé leurs devoirs et Martha lui avait sans doute, comme chaque jour, préparé son apéritif préféré, un Vodkatini qui lui donnait l'impression d'être James Bond, son héros de toujours. Lorsqu'il franchit la porte, il avait certes hâte d'embrasser sa femme et ses gamins mais le désir de tremper ses lèvres dans son breuvage favori l'emportait sur tout le reste.
Bien sûr, tout ce petit monde était installé sur le canapé acheté en solde chez une célèbre entreprise suédoise et regardait la télé.
Personne ne parut remarquer sa présence. Tous les regards étaient fixés sur l'écran. Georges éprouva un étrange sentiment de malaise. C'était comme s'il était invisible, comme s'il n'existait plus. Il resta planté là, à l'extrémité de la pièce. Martha, Marc et Sophie demeuraient immobiles, figés. Leurs pupilles dilatées ne se détachaient pas des images mouvantes. Tout cela était d'autant plus étrange que la qualité de la réception laissait à désirer. L'appareil était-il détraqué ? Il l'avait pourtant acheté quelques mois plus tôt et la garantie courait toujours. Ces télés modernes étaient bien fragiles. Comme les nouvelles générations de mioches, pensa-t-il. Aussi délicats et pleurnichards que des chatons sevrés trop tôt... D'une sensibilité extrême, à l'instar des équipements électroniques dernier cri. Marc semblait hypnotisé.
Cela ne pouvait pas durer.  À quoi s'amusaient-ils tous ? Avaient-ils décidé de lui faire une farce ? Georges se racla la gorge. Sans résultat. Il avait l'impression d'être face à trois statues.
Un bruit étrange attira son attention. Un grésillement... De la friture... L'écran avait changé d'aspect, était devenu grisâtre. Les petits points noirs et blancs évoquaient les abeilles d'une ruche. L'ensemble était mouvant, sans cesse changeant. Les parasites se mirent à tourner, à virevolter, tourbillonner follement, de plus en plus vite, comme des flocons de neige ou des feuilles mortes emportées par le vent. Le grésillement avait cédé la place à un bourdonnement continu qui se transformait en véritable vrombissement. L'écran se transformait, changeait d'aspect. Sa substance même se métamorphosait.  De plat, il devenait convexe, comme s'il était soumis à une forte pression venue de l'intérieur. Georges trouvait cela fascinant. Soudain, les petits points mouvants disparurent, l'image redevint nette. Mais cela ne modifia pas la nouvelle forme de l'appareil. Un visage apparut à l'intérieur du téléviseur, comme un poisson dans un aquarium. Il ne tarda pas à être rejoint par un deuxième, puis un troisième acolyte. En fait de poissons, Georges reconnut les trois petits dragons du programme préféré de ses enfants. Abeth, Dragath et Cronoth, célèbres personnages sortis de l'imagination délirante de Rex Avety. C'était invraisemblable ! Tous trois se concertaient et s'apprêtaient à passer à l'action. Que pouvaient-ils bien manigancer ?
L'espace d'un instant, le regard de Georges se détacha du spectacle des trois créatures infernales et se porta sur sa famille. Ce qu'il vit le terrifia. Martha et les petits avaient perdu leur consistance. Ils étaient non seulement flous mais devenaient de plus en plus indistincts, spectraux, semblant s'estomper dans une sorte de grisaille mouvante qui rappelait l'étrange scintillement kaléidoscopique des minutes précédentes. Que se passait-il ?  Qu'arrivait-il à sa petite tribu ? Il constata alors qu'Abeth était parvenu à extirper sa patte droite avant de l'appareil et touchait maintenant la moquette. Au moment où il posa sa deuxième patte sur le sol, Marc devint transparent. Quelques secondes plus tard, Abeth se trouvait dans la pièce. Marc avait disparu... Une petite forme vague apparut derrière les deux autres héros de dessin animé. Ceux-ci éructèrent joyeusement et ne tardèrent pas à rejoindre leur copain. Martha et Sophie avaient disparu. Les trois petits reptiles gambadaient dans la pièce pendant que trois formes ectoplasmiques se tenaient derrière l'écran. Georges n'en croyait pas ses yeux. Il fixait la télé d'un air ahuri. Des hurlements déchirants le ramenèrent à la réalité. Il reconnaissait les voix de sa femme et de ses enfants. Elles sonnaient étrangement atténuées, ouatées, comme si elles provenaient de loin, très loin...
Georges sortit de sa torpeur. Il agit très vite, sans réfléchir. Sa main droite s'empara du premier objet qu'elle trouva. La télécommande ! Il appuya sur la touche des programmes, passant d'une chaîne à l'autre. Ses trois « invités » avaient cessé de folâtrer et étaient à leur tour captivés par les images qui défilaient. Un reportage animalier. Une chaîne d'information en continu. Une série policière américaine. Un clip de rap. De la téléréalité. Un talk-show. Un soap-opéra. Un nanar érotique des années 90 avec Sharon Fox, Samantha Stone et Tracy Leards.
Il fit marche arrière et remit le roman-savon. Non mû par un quelconque intérêt pour ce genre de romance préfabriquée mais parce qu'un détail avait retenu son attention. Au milieu des figurants, il reconnut trois visages familiers perdus dans l'univers impitoyable d'une série fleuve. Les cris recommencèrent, plus proches cette fois.
« Georges ! Au secours !
Papa ! Sauve-nous. Je t'en prie, Papa ! »
Les trois dragons, toujours paralysés, émirent un sourd grondement. S'il ne parvenait pas à comprendre les tenants et aboutissants du mystérieux phénomène, Georges était persuadé que rien n'était définitif. Ce qui s'en était allé pouvait revenir et les intrus étaient susceptibles d'être renvoyés dans leur dimension originelle. Comme s'il avait le pouvoir de lire ses pensées, Abath lui lança un regard noir. De la fumée verdâtre sortit de ses naseaux.  
Le père de famille fit alors défiler à nouveau l'intégralité des programmes avant de remettre la bonne chaîne.
Les trois monstres grognaient rageusement et crachaient de petites flammes. Georges craignit qu'ils ne mettent le feu à la maison. Il décida de rester calme,  ferma les yeux et laissa les choses suivre leur cours.
Quelques minutes plus tard, Abeth, Dragath et Cronoth avaient réintégré le monde merveilleux des cartoons. Georges poussa un ouf de soulagement. La vie pouvait reprendre son cours.
Georges arrêta la télévision et jeta la télécommande à terre. Après l'avoir piétinée et brisée en mille morceaux, il se dirigea vers le canapé où l'attendaient Tracy, Sharon et Samantha. Tracy s'empara du shaker, le secoua fortement et lui servit enfin son Martini Vodka. Georges porta le breuvage. Cela faisait une éternité qu'il ne s'était pas senti aussi bien.

oui, comme je l'ai compris, le personnage a simplement préféré la compagnie des 3 actrices X croisées pendant son zapping que celle de sa famille. Pour le comment du pourquoi, j'imagine qu'il arrive à prendre le contrôle sur le phénomène via la télécommande : en revenant "en arrière" dans les chaînes, il inverse le premier phénomène (renvoi des dragons), puis tant qu'à faire, il se jette vite sur la chaîne X avant que la télé ne "recrache" ses otages en échange des dragons donc. La télé régurgite donc les personnes qui sont affichées sur l'écran à ce moment-là. C'est comme ça que je l'ai vu, en tout cas.

C'est en fait au niveau du choix de la chaîne pour inverser le phénomène et la phrase "Le père de famille fit alors défiler à nouveau l'intégralité des programmes avant de remettre la bonne chaîne." "Avant de remettre la bonne chaîne", ça m'a fait partir sur l'idée qu'il remettait le roman-savon et donc, le choix des "revenants" surprend, mais pas tout à fait dans le bon sens du terme parce que ça (me) donne l'impression qu'il y a une erreur. Petit bémol bénin et rapide à rectifier je pense. Cela-dit, ce n'est pas non plus vraiment une erreur puisque Georges quitte le soap-opera pour choisir une autre chaîne, mais la phrase mentionnée m'a trop aiguillée vers sa famille.

Avec cette chute excellente, en forme de pied de nez à la Morale, on apprécie encore plus cette atmosphère de médiocrité du début. Enfin, disons que tu dépeins la « famille tout le monde » jusqu’à la caricature. Puis le récit s’emballe, il faut rester concentrer pour apprécier les nombreuses références. Entre Poltergeist et Le cave se rebiffe, ton histoire est enlevée et réussie.

je me suis demandé un moment quel était l'intérêt des dragons, sinon que le héros s'appelle Georges, et puis je me suis dit que c'était les des dragons des dessins animés, qui prennent la place de la femme et des enfants de Georges.
Finalement, il est plus prudent de mettre un film érotique qu'un film d'horreur !