Les courses

Mardi 12h37

Tellement d’heures déjà que je marche. La fatigue m’écrase et le soleil ardent de ce mois d’août n’arrange rien. Je dégouline de partout, la migraine pulse dans mon crâne, et mes pieds me font mal à force de mariner dans leur jus. Je dois avoir des cloques, mais je n’ose pas m’en occuper pour l’instant. Avec la douleur et la lassitude, si je m’arrête, j’ai peur de ne pas reprendre la route.

Les trois quarts du trajet sont maintenant derrière moi ; ma destination deviendra bientôt visible et je crains ce moment. L’avoir en permanence devant mes yeux et la savoir si loin pourtant, comment tenir bon alors que tant de temps me sépare encore d’elle.

J’ai démarré avant-hier, si je ne traîne pas et que je rogne sur mon repos, je pense arriver demain. En marchant cette nuit aussi longtemps que mon corps me le permettra je devrais rester dans mes prévisions. Mais en serais-je capable ? Les crampes deviennent de plus en plus difficiles à supporter, j’ai l’impression que mes jambes se sont transformées en deux colonnes de plomb, et chaque pas me coûte un peu plus.

Allez courage ! Dans la situation actuelle, c’est la seule chose qui peut me permettre de survivre. Ça et de la nourriture. J’espère que le magasin n’aura pas été dévalisé. J’ai peut-être attendu trop longtemps, j’en suis consciente, et le risque que d’autres soient passés avant moi n’est pas nul ; mais ai-je le choix ? J’ai vidé mes réserves sans me décider à bouger, terrifiée à la perspective de cette expédition. C’est humain dans ce monde devenu si différent d’avoir peur. Et dans ma maison, tout paraissait tellement pareil à avant, ne pas sortir a été une tentation difficile à réprimer. Je peux espérer ne pas avoir été la seule à tergiverser de la sorte. Beaucoup ont dû se dire que tout reviendrait vite à la normale.

Ça n’a pas été le cas. Et maintenant, me voilà sur cette route que j’ai parcourue si souvent, à marcher, avec l’impression que je ne m’arrêterai jamais. Je n’ai pas vu grand monde. Le premier jour, deux personnes, hier, un vieillard. Il m’a fait pitié et j’ai failli l’interpeller quand on s’est croisé, mais il ne m’a pas regardée, comme hypnotisé par un point invisible devant lui. Quoi ? Je ne sais pas. Peut-être revenait-il du magasin, ou s’en allait-il rejoindre quelqu’un. Je lui souhaite de réussir. Un long moment, j’ai pu l’apercevoir en me retournant, qui s’éloignait petit à petit. J’ai fini par ne plus le regarder, il me déprimait.

Mardi 21h13

Le soleil rejoint l’horizon ; bientôt, la température va diminuer, ça me soulagera un peu. Mais ça ne durera pas, je le sais ; après la chaleur du jour, j’aurai la fraîcheur de la nuit. Je n’ai rien prévu pour me couvrir, il faisait si beau quand j’ai démarré. Je n’imaginais pas plus d’un jour de trajet et, surtout, je n’ai pas pensé à l’écart thermique. C’est ma faute, avec un peu de réflexion, j’aurais anticipé mon parcours. J’avais les nouveaux paramètres, mais j’ai préféré ne pas y songer. Heureusement, il n’a pas plu jusque maintenant. Là, non plus, ça ne va pas durer, les nuages se font plus nombreux, et bien gris aussi. La haie me protégera peut-être un peu.

Mardi 23h47

J’ai froid. L’orage a été tout aussi bref qu’intense et mes vêtements peinent à sécher. Quelle noirceur avec les étoiles cachées et l’éclairage public éteint.  Mon téléphone éclaire juste devant moi, mais la batterie sera bientôt vide. Je m’en suis servi aussi peu que possible pour l’épargner, mais sans lui comment progresser sans trébucher ? Je me demande si je ne ferais pas mieux de stopper là et repartir à l’aube. Et je suis si fatiguée... Allez, encore un peu, juste passer le virage et à mon réveil, mon but sera visible. Ça me rendra peut-être du courage. Quatre-vingts minutes de marche à mon avis.

Mercredi 10h20

J’ai dormi trop longtemps... Qu’importe, ça ne change pas grand-chose... Je le vois maintenant, il est en face de moi. Ça m’a aidée à la reprise de mon périple, mais cette impression qu’il reste toujours aussi loin malgré ma persévérance à avancer m’assomme de plus en plus. J’ai tellement envie d’abandonner.

Mais si je m’arrête, c’en est fini pour moi. Faire demi-tour n’est pas une option viable, j’ai trop faim et je n’ai plus rien à manger chez moi. Il faut que je déniche de la nourriture. Et le seul endroit où j’en trouverai, c’est ce magasin. Alors, comme disait ma mère : haut les cœurs ! J’y serai avant le soir, je pourrai me reposer… Et m’empiffrer aussi.

Mercredi 18h29

Enfin, j’y suis. Mes caddies sont remplis, je suis rassasiée, mais l’idée du voyage de retour m’épuise, je peine à me secouer... Je crois que je vais rester ici quelques heures, il sera toujours temps de repartir demain matin.

Et dire que je peux apercevoir le toit de ma maison au-delà de celui de mon voisin.  Ma bulle de normalité, si proche et si lointaine.

Je hais ce monde où je n’avance plus dès que je mets un pied dehors.