Franz Kafka, ce gros humoriste

Ça y est, j'ai lu tout Kafka. De la première lettre au dernier point, j'ai fait le tour.
Je trouve ça très bizarre d'avoir "fini" un auteur mais j'ai beaucoup aimé mon tour complet de l'œuvre de Franz Kafka et c'était beaucoup plus amusant que ce qu'on m'avait laissé croire.

Forcément quand on lit le titre du topic, on se demande ce que je viens raconter parce qu'on associe constamment Kafka et son œuvre à une ambiance morose et oppressante. On a même tiré un adjectif, "kafkaïen" (ou "kafkaesque" chez les anglois).
Sachez que cette association, elle est assez inexacte, en fait. C'est vrai qu'il avait une tendance à miauler et à se complaire dans son malheur, d'une certaine façon (faut lire sa correspondance, ça vaut des points). Par exemple, on y lit qu'il souffre, s'il ne peut pas écrire ; il souffre aussi, s'il écrit. Parce qu'il n'est jamais pleinement satisfait de son travail. Mais il avait quand même un côté très amusant !

Pour revenir un peu sur le bougre, je pense que sa tronche de premier de la classe souffreteux n'a pas aidé la postérité à comprendre réellement le personnage.

(Je veux dire, moi aussi je m'en serais forcément pris à lui à un moment ou un autre).

Donc, Franz, il a pas que les oreilles décollées, il a aussi pas mal d'humour comme le raconte son pote Max Brod (à qui on doit la sauvegarde de la quasi-totalité de l'oeuvre de l'auteur) dans une anecdote où Kafka ne parvient pas à lire entièrement l'incipit du Procès à son groupe de lecture parce qu'il est... absolument mort de rire.
C'est pas du tout une blague. Et il faut essayer de visualiser la scène quand même : Franz il débarque à son groupe de lecture, il commence à lire l'incipit d'un roman qui raconte comment un type se fait embarquer à tort par les keufs pour être jugé de la façon la plus injuste possible sur des faits qu'on lui révèlera jamais. Et il est hilare.

Alors ça veut pas dire qu'on va sa poiler toutes les trois pages en lisant le bonhomme, mais plutôt qu'il faut aborder la lecture de la majorité de son œuvre (pas toute, on y reviendra) en cessant de l'imaginer comme un longue complainte. En fait Kafka, c'est pratiquement un cas d'école du mécanisme de défense en psychologie.
Parce que Franz, il était suivi pour de la dépression (entre autres, parce qu'il se tapait quand même une vilaine tuberculose, des insomnies, et tout un tas de vilaines choses). Mais on va continuer à parler de sa dépression parce que c'est la clef de voute qui va permettre de comprendre le personnage ; l'humour c'est un mécanisme de défense (qui est répertorié dans le DSM IV si je dis pas de bêtises).

Alors de quoi il se protégeait Franz ?
Hé bien, un peu de tout en fait :
- Son taf, c'était une corvée insipide qui l'empêchait d'écrire.
- Niveau femmes, il a rencontré assez tardivement Dora Diamant mais avant ça, c'était surtout un enchainement de défaites amoureuses.
- Papa Kafka c'était vraisemblablement un sacré gros blaireau, directif et pas tendre avec son fils.
- Politiquement, Kafka soutenait des idées socialistes mais il s'est quand même fait arrêter dans une manifestation anarchiste, donc c'était au minima un curieux, probablement un sympathisant.
- Il était juif et sioniste à une époque où l'antisémitisme en Europe commençait à se faire drôlement ressentir.
- Et puis surtout, il a assisté à l'avènement de la bureaucratie moderne.
Si on part du principe que tous ces éléments contribuaient de près ou de loin à sa dépression, il n'est pas étonnant qu'ils soient caricaturés, moqués et servent de ressorts dramatiques et comiques dans ses textes.

Alors une fois qu'on a tous ces éléments sous le coude, si on fait un petit effort d'imagination et qu'on essaye de brosser quelques-unes de ses œuvres, le drôle commence à être plus apparent :
Pour moi, Le Château c'est un exemple brillant. Un type dénommé K. débarque dans un village, le village du Château, et doit aller officialiser son rôle d'arpenteur (on ne saura jamais exactement à quoi ça correspond). Et donc, ce village du Château, il est administré par les fonctionnaires du Château.
Et pour résider au village, il faut demander une autorisation au Château, sauf qu'il faut plusieurs jours pour obtenir un rendez-vous, laps de temps durant lequel on a pas le droit de résider sur place... Bref, vous avez saisi l'idée, j'imagine. On est sur un taillage de costar en règle du zoo bureaucratique et de ses règles qui se contredisent jusqu'à l'absurde.
En fait, si Kafka il voyait la CAF ou la Sécu il se taperait sur le front il dirait "Mais bordel, c'était pas un mode d'emploi..."

C'est un roman troublant parce qu'il est inachevé et que lorsqu'on lit certaines scènes, on se retrouve un peu interdit. On ne sait pas réellement comment réagir puisque, progressivement, le personnage de K. pète une durite et se met lui-même à faire n'importe quoi... Dans tous les cas, une fois la lecture achevée on se sent un peu con parce qu'il se termine en plein milieu d'une phrase et on reste avec des dizaines d'inconnues. Je trouve que ça rend la lecture encore plus forte.

Forcément on pourrait mentionner l'inénarrable Procès, c'est aussi un texte fabuleux, ou encore Amerika qui est un roman exceptionnel. Mais je trouve que c'est dans la nouvelle que Kafka brille le plus.
Le format court apporte quelque chose d'un peu cinglant et plus cru. C'est formidable à la lecture.
Tout le monde connaît au moins le pitch de la Métamorphose alors je vais pas vous faire l'affront de vous résumer le texte, mais je pense que l'analyse de Nabokov est une lecture fascinante de cette œuvre.
La nouvelle chez Kafka, c'est du caviar et s'il ne fallait en garder qu'une seule, je choisirai un artiste de la faim (je vous dis rien, lisez). Mais c'est là que je le trouve percutant, comme il cherchait absolument à l'être en tant qu'écrivain. Il écrit dans l'une de ses lettres à un ami "Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d'un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ?".
Croyez-moi, Kafka, ça réveille.

Au-delà de ça, si je devais résumer l'humour de Kafka, je ferais une comparaison avec les sitcoms américaines un peu nulles. Je vous explique.
Dans la sitcom, le principe humoristique est un peu le suivant :
1) Action, situation ou réplique amusante.
2) Rires préenregistrés qui vous indiquent à quel moment vous poiler.

Hé bien chez Kafka, j'ai l'impression que le schéma fonctionne de la façon suivante :
1) Action, situation ou réplique totalement absurde mais racontée au pur premier degré, sans la moindre once de vanne.
2) Pas de rire préenregistrés, c'est le décalage entre le ton de la narration et l'aberration totale qu'elle relate qui est marrant.

Je pense vraiment que l'illustration idéale c'est l'incipit du Château que vous pouvez lire juste ici et qui n'est pas drôle au sens de "je me tape la cuisse en m'esclaffant" mais plus de l'ordre de "c'est les trois premières pages du livre, c'est déjà le zoo et je souffle du nez".

Naturellement, il ne faut pas non plus nier qu'il y a quelque chose d'oppressant et de glauque dans la totalité de l'œuvre de Kafka, une espèce de prélude à toutes les grandes débilités et les dérives bureaucratiques et intellectuelles de notre siècle. Mais plutôt que de s'improviser Don Quichotte et d'imaginer livrer des combats contre des choses qui nous sont inaccessibles, je pense qu'il faut se faire un peu Didier Super et qu'il "vaut mieux en rire que de s'en foutre".
Une première bonne étape, d'après moi, c'est de lire ce que Franz a failli ne pas nous laisser.

Excellent Martin, c'est toujours passionnant de te lire quand tu expliques quelque chose, avec à la fois sérieux, humour et désinvolture.

De Kafka je n'ai lu que la Métamorphose et j'avais trouvé l'idée géniale, même si la fin était super triste (mais maintenant, avec ce que tu as expliqué j'imagine que lui ça devait le faire marrer lol).

Tu réussis à donner envie de le lire davantage en tout cas et j'irai voir du côté des liens que tu as donné : )

Merci beaucoup Mnémo' !
J'aime beaucoup présenter des auteurs ou des aspects de leur oeuvre qui ne sont pas forcément ce qu'on connait le mieux. Et c'est vrai que l'humour chez Kafka, c'est pas nécessairement ce qui frappe de prime abord. Sans aucun doute parce que ce que lui imaginait comme des situations burlesques a fini par devenir quelque chose de pratiquement palpable pour nous...

Mais ça n'empêche que l'oeuvre de Kafka, c'est un véritable monument de la littérature moderne, en plus d'être une source d'anecdotes formidables !
Tu me diras ce que tu as aimé ? Ça me rend curieux de voir les préférences de chacun.

Franz n'a pas eu l'occasion d'achever un seul de ses trois romans (même si Amerika et Le Procès trouvent des conclusions satisfaisantes pour le lecteur. Ça a quelque chose de fascinant d'explorer un travail qui restera inachevé pour toujours, ça rajoute un petit quelque chose que je trouve envoutant.

Je dois avouer n'avoir jamais lu Kafka, auteur pourtant célébrissime. Ca manque à ma culture, il va falloir que j'y remédie.

Sans aucun doute parce que ce que lui imaginait comme des situations burlesques a fini par devenir quelque chose de pratiquement palpable pour nous...

Cette aliénation bureaucratique dont tu parlais, très bien illustrée dans Brazil de Terry Guilliam, est clairement flippante. Une espèce de grosse machine sans âme pour encadrer l'humanité, ça ressemblerait presque à une blague dit comme ça... Ou bien à un cauchemar... x)

Ça a quelque chose de fascinant d'explorer un travail qui restera inachevé pour toujours, ça rajoute un petit quelque chose que je trouve envoutant

Une vie humaine est plutôt courte en comparaison de tout ce qu'il y a à en apprendre et ce n'est pas rare de tirer sa révérence avant d'avoir pu "théoriser" entièrement sa pensée.
Perso ça me pince le cœur en premier lieu, mais je comprends aussi très bien ce que tu veux dire par envoûtant. Toute forme de mystère fascine et attire. Qu'aurait-il dit d'autre ?
Quand on s'est lancé dans l'univers d'un autre, c'est comme s'il devenait un ami intime, et que l'auteur ait pu finir son œuvre ou non, il y a de toute façon une forme de deuil quand on est confronté à la fin de ce qu'il fut et qui nous a touché.

Tu me diras ce que tu as aimé ?

Oui, bien sûr ! ; )

Merci Martin- pour ce topic.

Comme beaucoup, je ne connais Kafka qu’à travers « la métamorphose » qu’il faudrait que je relise d’ailleurs mais tu m’a donné envie de lire le reste de son œuvre et de pas laisser la lecture de cet auteur inachevée justement.

Mnémosyne a écrit:

Sans aucun doute parce que ce que lui imaginait comme des situations burlesques a fini par devenir quelque chose de pratiquement palpable pour nous...

Cette aliénation bureaucratique dont tu parlais, très bien illustrée dans Brazil de Terry Guilliam, est clairement flippante. Une espèce de grosse machine sans âme pour encadrer l'humanité, ça ressemblerait presque à une blague dit comme ça... Ou bien à un cauchemar... x)

Ho ! Quel film ! J'ai pas encore fini la filmographie de Gilliam mais pour l'instant, j'ai absolument tout aimé. Mais c'est vrai, on est bien dedans !

En tout cas je suis content de vous donner envie de lire ce bon vieux Franz (son prénom me fait trop rire) ! J'espère que vous aller aimer. La semaine prochaine je vous vendrais Boulgakov !

J'ai pas encore fini la filmographie de Gilliam

J'avais même regardé le making off de son Don Quichotte raté. Le pauvre, il a vraiment pas eu de chance... o_O

Boulgakov

Oh, un inconnu à ma culture, hâte de lire ce que tu vas en dire !

Je ne connais Boulgakov que de nom mais je ne sais absolument pas ce qu'il a écrit.

Martin- a écrit:En fait, si Kafka il voyait la CAF ou la Sécu il se taperait sur le front il dirait "Mais bordel, c'était pas un mode d'emploi..."

Merci pour l'éclat de rire que tu viens de m'offrir !


Pour ma part je n'ai lu que Le Procès et encore, il y a bien 20 ans maintenant ! Je me souviens juste que j'avais beaucoup aimé ! D'ailleurs faudrait que je le relise à l'occasion.

Martin a écrit:Je pense vraiment que l'illustration idéale c'est l'incipit du Château que vous pouvez lire juste ici et qui n'est pas drôle au sens de "je me tape la cuisse en m'esclaffant" mais plus de l'ordre de "c'est les trois premières pages du livre, c'est déjà le zoo et je souffle du nez".

Je viens d'aller le lire, poussée par la curiosité et c'est exactement mon ressenti !

Merci beaucoup pour ce portrait détonnant de Kafka !