Ulysses

C'est un troquet vraiment miteux, perdu au fond du Neuvième ou du Dixième, je sais plus trop. Tous les fauteuils et les canapés sont dépareillés et presque éventrés, la lumière est soit criarde, soit presque absente.
L'ardoise je ne m'en souviens plus, de toutes façons je ne viens jamais que pour t'accompagner à l'étage pour fumer et jouer au billard, boire trop de whisky et se prendre pour Al Capone.
Alors levons nos verres à ces soirs immortels ! A ces nuits d'hiver passées au chaud, à ces nuits d'été passées à se désaltérer !
Ce pub dégueulasse, ce soir, c'est notre palace !

Un autre soir, un autre bar, je ne sais plus qui de nous le pousse, mais ça ne lui plait pas. Je me fous de sa gueule et il m'insulte.
On sait tous où et comment ça va finir.
Tu t'affaisses dans l'arrière cour, encore sonné. Je te rejoins sur le bitume craquelé, j'ai le temps d'y apercevoir une marguerite se frayant un chemin entre les couches de goudron avant qu'on me soulève par la ceinture pour me jeter au sol, encore une fois.
Tu m'aide à me relever, me tapote l'épaule.
On se regarde, l'air grave, tu rallumes ma cigarette tordue pendant que j'essuie le sang qui coule sur tes yeux avec ma manche.
On se permet de se marrer et on leur fait face : Quatre contre deux... Peu importe l'issue du combat, j'ai confiance.
Je sais que tu peux faire tomber la foudre à chaque coup de poing, que tu leur décrocheras des dents avant de t'écrouler
Quand à moi, je serais pas en reste, je sifflerais et filerais comme le vent... pour revenir en tempête !

J'ai dans la bouche le gout du whisky et du sang mélangés, un autre verre, dans un autre bar.
On les a bien eus ces cons. La taulier nous regarde bizarrement, c'est vrai que t'as le nez de travers, mon vieux, mais t'en fais pas, je crois que je me suis démis l'épaule en cassant le sien.
On s'esclaffe et on vide nos verres, on se sent comme deux desperados dans un saloon du Nouveau-Mexique, tu fais Clint Eastwood et moi Lucky Luke, ça marche ?

Sans se lasser on se pose les mêmes questions, dans les mêmes bars
On recommencerait même tous les soirs
Où ça nous mènera ?
Paumés dans Paname, est-ce qu'on cherche la liberté ?
On respire la fumée, les gazs d'échappement... Sans pour autant s'évader.
Assis au bord de la Seine, on voudrait naviguer dessus. Un jour on ira.

Tu es Indie, je suis Ulysse, on sillonne la nuit
On s'offre une Odyssée sur une mer de béton, on traverse les courants de la foule
Les lumières nous aveuglent mais on s'en fiche, les sons nous assourdissent mais l'alcool et la fumée nous offrent de nouveaux sens, même si ce monde ne semble pas vraiment en avoir.
On parle aux fantômes du Père Lachaise, on chasse des chimères dans Montmartre, on dessine des météores qui ravageraient la Défense et on se raconte qu'on ira voir la mer de nuages, l'Atlantide et le phare de lumière...
On raserait dix mille fois cette ville pour explorer un nouveau monde.

Le jour se lève encore, on lui fait un bras d'honneur
Allez, on va chercher à manger, c'est l'heure. On accueille le soleil en s'étirant devant Notre-Dame et on lui crie qu'on attend que le crépuscule. Tu t'allonges sur les pavés alors que je chevauche un banc, c'est tellement bon d'être en vie, dommage que ça ne dure pas longtemps.
On rigole et on se demande "Où ça nous mènera ?"
On finit une autre bouteille et on se dit qu'on se moque, que c'est pas grave, qu'on ira dans l'au-delà pour voir les anges et leur faire la cour.
Et pourtant, dans tes yeux vitreux, je vois une larme sèche, coincée dans les plissures de ton visage rieur et je lis que tu connais la réponse.

Et moi aussi je sais où ça nous mènera...
Nulle part. Et c'est comme ça.

Pas mal du tout.

Sur le style, juste une petite remarque. Même si les protagonistes ne savent pas où ils vont, l'auteur dirige toujours ses lecteurs. D'ailleurs ils aiment ça , les fainéants! Pour se faire, il faut favoriser les phrases simples et un style affirmatif.
Une phrase comme " Tous les fauteuils et les canapés sont dépareillés et presque éventrés, la lumière est soit criarde, soit presque absente" est trop imprécise. Mais sa construction est intéressante. Une meilleure formulation et qui décrit la même chose ( sauf erreur de ma part) serait :
"Les fauteuils et les canapés sont dépareillés et plus ou moins éventrés; la lumière criarde ou absente." La phrase en elle-même n'est pas simple mais le ";" permet d'éviter le redoublement du verbe "être" qui alourdit la phrase.

Sur la narration, il faudrait mieux séparer et hiérarchiser les différents éléments du récit ( description des lieux, description des protagonistes, anecdote, description des pérégrinations, fin de la nuit et chute...).

Tes descriptions sont belles, pertinentes et sensibles ... il faut juste recadrer tout cela pour ne pas perdre le lecteur. Il doit ressentir l'ivresse, pas avoir l'impression d'être lui-même bourré.

Je l'avais oublié celui-ci.
L'ami dont je parle entre ces lignes a trouvé la mort au début de cette année. Je me suis rappelé son bon souvenir et sa sale gueule en cisaillant un peu ce texte.

Un très beau jeu d'images fortes et évocatrices pour une virée à la limite du désespoir.
Une ambiance dont les accents ne sont pas sans rappeler un certain "Singe en hiver"...

Je tombe dessus grâce à l'intervention de Jack. C'est beaucoup plus fort que tes poésies. Tu devrais écrire comme ça. J'adore Lavilliers et je me suis retrouvé dans ton récit. J'aime beaucoup. Regarde ce que ça peut donner en chanson :



P.S : pour le style, tu me fais penser à Bohringer.

"On parle aux fantômes du Père Lachaise, on chasse des chimères dans Montmartre, on dessine des météores qui ravageraient la Défense et on se raconte qu'on ira voir la mer de nuages, l'Atlantide et le phare de lumière...
On raserait dix mille fois cette ville pour explorer un nouveau monde."

C'est puissant ! Je suis impressionné. Vraiment. Tu as du potentiel à faire surgir. Tu n'as jamais songé à devenir parolier ? Pour des chanteurs à textes.

Merci beaucoup tous les deux !
Ça me fait énormément plaisir d'avoir vos retours.

@Zaroff ; j'adore Lavilliers aussi et il fait partie des artistes français qui m'inspirent pas mal.
J'écrirais bien des chansons, peut-être un jour, on verra, mais la musique c'est quelque chose que j'aime sans parvenir à la dompter... Et c'est pas faute d'avoir essayé !