Déformation professionnelle

DEFORMATION PROFESSIONNELLE:
   Ce coup-ci, j'ai bien tout prévu : venir un jour en pleine semaine, éviter les heures d'affluence. J'ai ma carte bleue dans la poche – ça m'évitera de vider mon sac à main en pleine rue – et j'ai mémorisé mon immatriculation ; comme ça, je ne devrai pas faire un aller-retour jusqu'à la voiture pour rien. Combien ça va encore nous coûter en impôts ces nouveaux horodateurs ?

   C'est mon jour de chance : une place libre juste devant ! Et j'ai bien vérifié que cette fois ce n'est pas une sortie d'ambulance. Je tâte la bouteille de jus de fruits glacée à travers mon sac. Je suis parée. Autant qu'on puisse l'être. Tout va bien se passer.

   Je passe les portes automatiques, redoutant une odeur qui ne vient pas. J'ai toujours peur que ça sente l'hôpital, mais en fait ça ne sent rien. Ou alors c'est encore un de ces jours où mon odorat ne fonctionne pas. Discrètement, je porte mon poignet à mon nez, comme pour me gratter. Rassurée de sentir un discret parfum, mélange d'ananas et de framboise, j'avance plus sûre de moi. Il fait beau, j'ai tout anticipé et mon odorat est actif : oui, c'est une bonne journée. Tout ne peut que bien se passer.

   A l'accueil, deux dames attendent que je m'avance. Celle de gauche n'a pas l'air commode ; je porte donc mon dévolu sur sa collègue. Pas la peine de se rajouter du stress pour rien. J'ai bien choisi : elle est efficace, retrouve mes coordonnées rapidement et me félicite même d'être revenue. C'est idiot : je me sens importante. Je sais qu'elle doit dire ça à tout le monde, mais un jour comme aujourd'hui j'ai besoin d'encouragements.

   Je me dirige vers la salle d'attente, le fameux dossier et un stylo en main. Un homme me sourit, un autre enlève sa veste de la chaise à côté de lui. Une tasse de café répand son odeur familière dans la petite pièce. Ici tout est calme. Comment disait Baudelaire ? Là, tout n'est qu'ordre et beauté... Non, ça ne colle pas vraiment. De toute façon je préfère Rimbaud. Deux personnes avant moi, je n'aurai donc pas le temps d'angoisser. La dernière fois, il y avait la queue jusque sur le trottoir. Combien, comme moi, sont revenus ? Je leur rends leur sourire en ajoutant un signe de tête et choisis une chaise libre à égale distance des deux hommes.

   Je m'attelle à remplir le questionnaire : rien de bien compliqué, je mets non à toutes les questions. Il y a un piège en troisième page : "cochez oui si vous avez lu cette question". Comme dans les sondages rémunérés. La première fois, ça m'avait déjà amusée. La sonnette signale à l'un de mes voisins que c'est son tour. Il se lève sans vaciller, me sourit une fois de plus et s'éloigne. Je repose le stylo à côté du café. Une erreur minime, j'ai dû envoyer un signal malgré moi :

   — Je peux vous offrir un café en attendant ?

   La tuile ! J'avais tout prévu sauf qu'on me parle. Du calme, je peux gérer. J'adore quand mon cerveau s'emballe : il passe en revue toutes les possibilités, tel un programme sélectionnant la meilleure probabilité après avoir simulé un nombre infini d'options. Non, merci ; je n'aime pas le café. Non, merci ; j'ai toujours trouvé que les boissons chaudes c'était comme boire de la pisse d'âne. Non, merci ; je ne veux pas me sentir redevable. Non, merci ; vous vous rongez les ongles, c'est un signe d'auto-agressivité. Non, merci... Il n'y a pas de "oui, volontiers" dans la liste.


   — Non, merci ; ç'aurait été volontiers mais ça va bientôt être votre tour.

   Bien, tu as encore choisi la meilleure réponse : polie, logique, avec une légère lueur d'espoir qui renforcera son amour-propre et sa confiance en soi, le tout en évitant soigneusement de boire un liquide infect en compagnie d'un parfait inconnu.

   Comme pour me donner raison, la sonnerie l'appelle. Mon coeur fait un bond : je suis la prochaine. Nous nous saluons ; je le regarde comme s'il allait à l'abattoir et il me dévisage un peu trop longtemps. Il a dû voir que j'ai perdu toutes mes couleurs. Désormais seule, je passe en revue tous les signes : mes oreilles ne bourdonnent pas encore ; je transpire légèrement mais rien d'alarmant ; j'ai une bonne sensibilité au niveau des doigts de la main gauche,  mais la droite est limite. J'enfonce l'ongle de mon index dans mon pouce et ne ressens rien. Pas bon, ça. Ça arrive trop tôt. Boire un peu de jus, fixer mon esprit sur une chanson. Scorpions, "Holiday", 6 minutes 22. Si ça ne suffit pas à me calmer, je passerai à une autre, mais dans l'immédiat, je n'arrive plus à me concentrer ni à réfléchir posément.

   La sonnette m'interrompt sur le refrain. "Let me take you far away..." Je ne peux m'empêcher de sourire : c'est de circonstance. Je vais mieux ; je pense que je tiendrai jusqu'au bout. Suivant les instructions, je toque à la porte et l'ouvre sans attendre de réponse. Une dame d'un certain âge me repose les mêmes questions que sur le dossier. La visite est expédiée : j'ai fait un sans faute au questionnaire. Bref moment de fierté inappropriée. Elle veut me prendre la tension. La tuile ! J'avais complètement oublié ça ! Je n'y suis pas préparée. Je n'ai pas le temps de paniquer que mon bras est déjà pris dans l'appareil qui se gonfle, gonfle encore, gonfle au point que je ne sens plus ma main. Ça n'en finira jamais ? J'ai envie de vomir, ma respiration est hâchée et l'étau se resserre toujours plus.

   — 13. Un peu élevé. Ça doit être dû au stress ; vous êtes toute pâlotte ma petite. Tout va bien se passer.

   Je suis libérée. Je respire, j'entends clairement ce qu'elle me dit. Tout va bien se passer. Je résiste à l'envie de réciter ses paroles tel un mantra. Ne pas focaliser sur ce qui m'attend. Je reprends où j'en étais : "Let me take you..."

   Elle me pousse de l'autre côté de la porte. J'avance précautionneusement jusqu'au centre de la vaste pièce blanche. Plusieurs visages se tournent vers moi. Je me fais l'effet d'un acteur qui entre sur scène sans connaître son texte. J'hésite. Je pense "bonjour", mais je suis presque sûre qu'aucun son n'a franchi mes lèvres.

   Une dame en blanc s'avance vers moi. Elle semble attendre une réplique qui ne vient pas. Mes compagnons d'infortune sont déjà allongés. Le mec au café et le gars à la veste, comme je les ai baptisés, me sourient. Elle aussi sourit en me débarrassant de mon manteau. Elle ouvre la bouche ; mes pensées ralentissent et je prie pour qu'elle ne dise pas que tout va bien se passer :

   — Waouh, vous avez des veines magnifiques !
   — Je... euh, pardon ?
   — Désolée, déformation professionnelle.
   — Vous avez, euh... une poitrine superbe.

   J'avais pourtant tout prévu jusqu'au moindre détail avant d'aller donner mon sang. Je m'étais préparée à toutes les éventualités, j'avais révisé chaque réplique, anticipé chaque question, passé en revue toutes les possibilités de dialogues. C'était sans compter sur des années passées à vendre des soutiens-gorge.