Schizo
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Paladin
Jack-the-rimeur
anouk
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Schizo
Une nuit de pleine lune, la voix lui a parlé pour la première fois. L’homme l’a écoutée. Elle lui a dit de s’enfuir loin, aussi loin que possible. Il a voyagé clandestinement. Il est allé partout où les chemins menaient. Lorsqu’il eut parcouru le monde entier, il fut enfin ordonné « Messager ». C’est un sacerdoce, une charge à laquelle on ne peut se soustraire. Pendant quelques semaines, il a tergiversé, se posant maintes questions. Il n’a jamais eu de réponse.
Pourquoi, cette nuit-là, ai-je tiré dans le tas ? Deux des cinq fuyards sont tombés à terre, blessés aux jambes. Un policier qui a le flingue facile, on n’aime pas ça chez les keufs. Les casseurs en question s’en sont sortis avec pas grand-chose, comme d’habitude. Moi, on m’a dégradé ; je leur ai flanqué ma démission. Depuis, je vivote incognito. Je joue aux chasses à l’homme ! Question de flair ! Je mets le doigt sur le fief d’un ripou ou alors les mœurs me tombent dessus, je suis sur leur territoire. En solo, je piste d’éventuels criminels, les sadiques, les violeurs, les dérangés du cerveau. Depuis quelques temps, j’ai dans le collimateur un type bizarre, le plus tordu du coin. Une sorte de disciple de Jésus, un visionnaire de l’apocalypse, schizophrène à pleins tubes, dangereux psychopathe. Je l’ai repéré dans un bar de nuit où j’écluse mon poison quotidien. Ce gars-là cache quelque chose. Il a une démarche féline, guettant une proie sur son chemin. Ses yeux épient les gens. On dirait qu’il cherche sa victime.
Au bout du chemin forestier, un cross-over noir l’attend, immobile et puissant. Dans le rétroviseur, le soleil a des reflets pourpres. Incendie fulgurant, chaleur de la vie. Derrière ses lunettes noires, l’homme visionne le film, séquence après séquence. Il donne la mort, délivrant des êtres humains de leurs maux ; il est le sauveur universel, impuni et sacré, le « Messager », l’ange noir ; il se sent magnifié. Il est grand, il domine l’humanité, ordonnant le trépas des créatures de Dieu. Une fois ce sacrifice accompli, il est délivré de sa mission jusqu’au prochain appel divin. La paix l’environne, en accord avec lui-même. Il a exécuté les ordres comme un bon soldat investi du droit de vie ou de mort. Il n’est pas en guerre contre le genre humain, bien au contraire. Par ce geste, il sauve les hommes de leur destin fatal. La mort les accueille en grimaçant. Ils ne l’ont pas vu venir, elle les a surpris dans leur sommeil. Ange démoniaque, consumé par un feu sacré, il se compare à l’ultime force divine. Lorsque son regard s’attarde sur la progéniture endormie, une tendresse singulière l’envahit.
Il est tard. L’homme entre sans faire de bruit. Les lames du plancher grincent sous ses pas. Il s’immobilise, guettant le moindre frémissement, un craquement furtif, le goutte à goutte d’un robinet. Il perçoit une respiration régulière. Le tic-tac obsédant d’une horloge l’agace. Quelqu’un se met à tousser. Des paroles confuses s’échappent d’un rêve. Un léger parfum flotte dans l’atmosphère confinée. Lorsque plus rien ne trouble l’épais silence de la maison, il grimpe une à une les marches de l’escalier.
Sur le palier, les rideaux laissent passer la lueur du petit jour. Comme dans un film tourné au ralenti, le revolver équipé d’un silencieux, il vise avec précision une forme féminine allongée sur un lit, dans une posture abandonnée. Le sang gicle dans les draps, dessinant sur les murs une galaxie d’étoiles rouges. Il tire encore deux fois, après avoir ajusté ses nouvelles cibles au bout du viseur. Les petits corps sursautent, tels des pantins de chiffon. Sans se retourner, il s’en va à pas de loup.
Lorsque je débouche dans le chemin, je vois le véhicule noir s’éloigner silencieusement. J’arrête le moteur, tourne autour de la maison qui semble abandonnée. Le jour se lève. Aucun signe de vie. Quand je pénètre dans les lieux, je sais ce que je vais y trouver. La signature sanglante de celui que je poursuis. J’aurais pu continuer la traque. Mais je devais faire cet arrêt pour être en mesure d’analyser le psychisme du criminel.
L’homme n’est pas un monstre sanguinaire. Il lui arrive d’éprouver de la compassion pour ses victimes. Surtout les gens ordinaires. Ils sont obsédés par le besoin de posséder. Ce n’est qu’une illusion. La vie s’écoule inexorablement vers une mort certaine. Peu importe les circonstances. L’espèce humaine est veule, cruelle, égoïste, irresponsable. Les gouvernants n’ont de cesse que de favoriser leurs profits personnels, en bétonnant les digues protégeant l’avancée de leur carrière politique. Pas de raz-de-marée, tout est lisse, les profondeurs sont des abysses troubles et opaques. En y plongeant, on risque tout simplement de ne pas remonter vivant à la surface. Ainsi les peuples écoutent la messe télévisée en faisant semblant d’y croire. La lobotomisation médiatique paralyse leur sens critique. Leurs rêves sont matérialistes, concrétisés par des marchands obséquieux et trompeurs. C’est ainsi que le monde survit dans la cacophonie des langues de bois, celles du pouvoir absolu. Ceci n’est qu’un leurre. L’humanité court à sa perte. Aujourd’hui, c’est un jour comme un autre. Il doit tailler les arbres dans les jardins. C’est ainsi qu’il observe les allées et venues, le comportement d’une famille. Il en réfère à Dieu. Et la Voix lui donne l’ordre de tuer ou non. Cela dépend de peu de choses. Il ne sait pas comment le choix s’opère. Il est seulement le bras vengeur du Tout-Puissant.
Je suis là planqué derrière un arbre. Je ne quitte pas l’homme des yeux. Pour l’instant, il met en marche la tondeuse. Le moteur a des ratés. Enfin, après deux ou trois pétarades, il démarre. Placidement, l’homme passe l’herbe au peigne fin. On dirait un tapis de verdure. Le jardin resplendit. L’été touche à sa fin. Les couleurs prennent insensiblement une teinte automnale. Ma planque est confortable. Je patiente. Il faut détruire ce genre de type. Il a l’air de marmonner quelque chose. Il récite le chapelet si ça se trouve. Un illuminé de plus ! Dès que l’homme range les outils et démarre, je rejoins mon véhicule. La filature continue.
L’homme vit dans une caravane. C’est son antre, son nid, l’endroit où il reçoit les missions. Un chat noir, juché sur le muret de pierres, semble assoupi. Avant de refermer la porte, il se signe pour conjurer le mauvais sort. Il ne ferait pas de mal à une mouche et encore moins à un chat noir, sans doute porteur de mauvais présages ! Autre signe des temps, les prédictions et les superstitions n’ont jamais été aussi répandues. La fin du monde annoncée, les crises économiques menant au chaos, la montée de l’extrémisme, tous ces paramètres sont des alertes rouges. La terre n’en finit pas d’agoniser, les fanatiques haranguent les foules, les scandales éclatent les uns derrière les autres, laissant les trois quarts des peuples en dessous du seuil de pauvreté. Il ne se passe pas de jour sans manifestation, tout le monde a une bonne raison d’être dans la rue en criant des slogans d’arrière-garde. Les Messagers se comptent par milliers. Ils suivent les commandements divins et se pressent dans leur immense tâche.
Depuis quelques jours, un chat noir m’observe. Il s’approche de moi. Son regard est presque humain. Que me veut-il ? Je comprends son langage. Sans réfléchir, mû par une sorte d’instinct animal, je marche à ses côtés. Nous traversons les faubourgs, les bidonvilles, les décharges pestilentielles. La nuit est claire. C’est la pleine lune. Une lune rousse, maléfique et obsédante. Les yeux du chat sont phosphorescents. Je marche le long des caniveaux sales et gluants. Des ombres furtives s’enfuient à notre approche. Des voix indistinctes me parviennent sans que j’en détermine la provenance. Je n’ai pas peur. Le chat a disparu sans raison. Devant moi, une caravane miteuse, soutenue par des planches, éclaire parcimonieusement l’endroit. Un véhicule noir, garé sous un auvent, semble dormir, immobile et menaçant. Je l’ai déjà repéré, c’est le cross-over, le même que celui de la nuit du drame dont je fus témoin. Je gravis un marchepied branlant. J’ouvre la porte de la caravane. Un homme me tourne le dos. Sa silhouette est familière. C’est le prophète. Il parait attendre quelqu’un ou quelque chose. Je ne dis rien, je reste là, dans l’encoignure de la porte, prêt à bondir, l’arme à la main.
Conscient de la tragédie humaine, l’homme tourne en rond, indécis et fébrile. Ses visions se télescopent, enchaînant les messages divins les uns après les autres. Il sait que sa fin est proche, la voix s’est éteinte progressivement. Son regard suit les apparitions dont il ne perçoit plus la parole. Les saintes images s’éloignent insensiblement, le laissant seul face aux archanges. Les Messagers ne communiquent plus entre eux. Ils se terrent dans des lieux qu’ils croient hors d’atteinte. Mais le cataclysme sera planétaire. Aucun survivant ne verra le chaos de la planète qui s’éteindra privée des rayons du soleil. La terre disparaitra, froide et glacée, figée dans une mort éternelle.
L’homme s’agenouille avec recueillement. Il guette la voix et les apparitions. Ses yeux sont fixes. Il contemple le crépuscule assombri par la nuit, l’ultime nuit du globe terrestre. De par son rôle de messager, il est initié. Il a la connaissance. Il sait que partout, dans chaque ville, à la campagne, sur les hauts-plateaux, en pleine montagne ou au-delà des mers, les radios, télévisions et ordinateurs vont émettre, d’ici quelques minutes, un long signal avant de s’éteindre. Sur les écrans, subsistera une vibration générant un halo de lumière de plus en plus blafard. La terre sera plongée dans l’obscurité à jamais. La mort étendra son manteau funeste sur l’humanité. Il entend déjà les prémices du jugement dernier. Le vent se met à mugir au même moment. La caravane tangue. Des objets roulent au sol. Le chat noir fait irruption en miaulant. Ses yeux sont démesurés et hypnotiques.
Je fais un pas en avant puis deux. Une balle de ping-pong roule sous mon pied. Le chat saute sur mon avant-bras toutes griffes dehors. Il ressemble à un diable grimaçant. Je réussis à le prendre par la peau du cou. Il atterrit dehors sur un monticule de pneus usagés. Au même moment, le prophète se retourne, l’arme au poing. Je vois son visage. C’est moi. Une minute d’éternité s’écoule. Le miroir intangible me nargue. L’image me renvoie sur mon ego ambigu : endroit ou envers ? Je suis le complice de mon ennemi. Le pistolet contre la tempe, je tire à bout portant. Le film de ma vie s’achève sur un fondu. J’entends mon cri de surprise et de douleur. Je suis déjà si loin. Je contemple mon corps inanimé étendu sur le sol. Mon double ne m’a pas raté. Cela m’indiffère. Plus rien n’a d’importance. Je suis en paix…
Pourquoi, cette nuit-là, ai-je tiré dans le tas ? Deux des cinq fuyards sont tombés à terre, blessés aux jambes. Un policier qui a le flingue facile, on n’aime pas ça chez les keufs. Les casseurs en question s’en sont sortis avec pas grand-chose, comme d’habitude. Moi, on m’a dégradé ; je leur ai flanqué ma démission. Depuis, je vivote incognito. Je joue aux chasses à l’homme ! Question de flair ! Je mets le doigt sur le fief d’un ripou ou alors les mœurs me tombent dessus, je suis sur leur territoire. En solo, je piste d’éventuels criminels, les sadiques, les violeurs, les dérangés du cerveau. Depuis quelques temps, j’ai dans le collimateur un type bizarre, le plus tordu du coin. Une sorte de disciple de Jésus, un visionnaire de l’apocalypse, schizophrène à pleins tubes, dangereux psychopathe. Je l’ai repéré dans un bar de nuit où j’écluse mon poison quotidien. Ce gars-là cache quelque chose. Il a une démarche féline, guettant une proie sur son chemin. Ses yeux épient les gens. On dirait qu’il cherche sa victime.
Au bout du chemin forestier, un cross-over noir l’attend, immobile et puissant. Dans le rétroviseur, le soleil a des reflets pourpres. Incendie fulgurant, chaleur de la vie. Derrière ses lunettes noires, l’homme visionne le film, séquence après séquence. Il donne la mort, délivrant des êtres humains de leurs maux ; il est le sauveur universel, impuni et sacré, le « Messager », l’ange noir ; il se sent magnifié. Il est grand, il domine l’humanité, ordonnant le trépas des créatures de Dieu. Une fois ce sacrifice accompli, il est délivré de sa mission jusqu’au prochain appel divin. La paix l’environne, en accord avec lui-même. Il a exécuté les ordres comme un bon soldat investi du droit de vie ou de mort. Il n’est pas en guerre contre le genre humain, bien au contraire. Par ce geste, il sauve les hommes de leur destin fatal. La mort les accueille en grimaçant. Ils ne l’ont pas vu venir, elle les a surpris dans leur sommeil. Ange démoniaque, consumé par un feu sacré, il se compare à l’ultime force divine. Lorsque son regard s’attarde sur la progéniture endormie, une tendresse singulière l’envahit.
Il est tard. L’homme entre sans faire de bruit. Les lames du plancher grincent sous ses pas. Il s’immobilise, guettant le moindre frémissement, un craquement furtif, le goutte à goutte d’un robinet. Il perçoit une respiration régulière. Le tic-tac obsédant d’une horloge l’agace. Quelqu’un se met à tousser. Des paroles confuses s’échappent d’un rêve. Un léger parfum flotte dans l’atmosphère confinée. Lorsque plus rien ne trouble l’épais silence de la maison, il grimpe une à une les marches de l’escalier.
Sur le palier, les rideaux laissent passer la lueur du petit jour. Comme dans un film tourné au ralenti, le revolver équipé d’un silencieux, il vise avec précision une forme féminine allongée sur un lit, dans une posture abandonnée. Le sang gicle dans les draps, dessinant sur les murs une galaxie d’étoiles rouges. Il tire encore deux fois, après avoir ajusté ses nouvelles cibles au bout du viseur. Les petits corps sursautent, tels des pantins de chiffon. Sans se retourner, il s’en va à pas de loup.
Lorsque je débouche dans le chemin, je vois le véhicule noir s’éloigner silencieusement. J’arrête le moteur, tourne autour de la maison qui semble abandonnée. Le jour se lève. Aucun signe de vie. Quand je pénètre dans les lieux, je sais ce que je vais y trouver. La signature sanglante de celui que je poursuis. J’aurais pu continuer la traque. Mais je devais faire cet arrêt pour être en mesure d’analyser le psychisme du criminel.
L’homme n’est pas un monstre sanguinaire. Il lui arrive d’éprouver de la compassion pour ses victimes. Surtout les gens ordinaires. Ils sont obsédés par le besoin de posséder. Ce n’est qu’une illusion. La vie s’écoule inexorablement vers une mort certaine. Peu importe les circonstances. L’espèce humaine est veule, cruelle, égoïste, irresponsable. Les gouvernants n’ont de cesse que de favoriser leurs profits personnels, en bétonnant les digues protégeant l’avancée de leur carrière politique. Pas de raz-de-marée, tout est lisse, les profondeurs sont des abysses troubles et opaques. En y plongeant, on risque tout simplement de ne pas remonter vivant à la surface. Ainsi les peuples écoutent la messe télévisée en faisant semblant d’y croire. La lobotomisation médiatique paralyse leur sens critique. Leurs rêves sont matérialistes, concrétisés par des marchands obséquieux et trompeurs. C’est ainsi que le monde survit dans la cacophonie des langues de bois, celles du pouvoir absolu. Ceci n’est qu’un leurre. L’humanité court à sa perte. Aujourd’hui, c’est un jour comme un autre. Il doit tailler les arbres dans les jardins. C’est ainsi qu’il observe les allées et venues, le comportement d’une famille. Il en réfère à Dieu. Et la Voix lui donne l’ordre de tuer ou non. Cela dépend de peu de choses. Il ne sait pas comment le choix s’opère. Il est seulement le bras vengeur du Tout-Puissant.
Je suis là planqué derrière un arbre. Je ne quitte pas l’homme des yeux. Pour l’instant, il met en marche la tondeuse. Le moteur a des ratés. Enfin, après deux ou trois pétarades, il démarre. Placidement, l’homme passe l’herbe au peigne fin. On dirait un tapis de verdure. Le jardin resplendit. L’été touche à sa fin. Les couleurs prennent insensiblement une teinte automnale. Ma planque est confortable. Je patiente. Il faut détruire ce genre de type. Il a l’air de marmonner quelque chose. Il récite le chapelet si ça se trouve. Un illuminé de plus ! Dès que l’homme range les outils et démarre, je rejoins mon véhicule. La filature continue.
L’homme vit dans une caravane. C’est son antre, son nid, l’endroit où il reçoit les missions. Un chat noir, juché sur le muret de pierres, semble assoupi. Avant de refermer la porte, il se signe pour conjurer le mauvais sort. Il ne ferait pas de mal à une mouche et encore moins à un chat noir, sans doute porteur de mauvais présages ! Autre signe des temps, les prédictions et les superstitions n’ont jamais été aussi répandues. La fin du monde annoncée, les crises économiques menant au chaos, la montée de l’extrémisme, tous ces paramètres sont des alertes rouges. La terre n’en finit pas d’agoniser, les fanatiques haranguent les foules, les scandales éclatent les uns derrière les autres, laissant les trois quarts des peuples en dessous du seuil de pauvreté. Il ne se passe pas de jour sans manifestation, tout le monde a une bonne raison d’être dans la rue en criant des slogans d’arrière-garde. Les Messagers se comptent par milliers. Ils suivent les commandements divins et se pressent dans leur immense tâche.
Depuis quelques jours, un chat noir m’observe. Il s’approche de moi. Son regard est presque humain. Que me veut-il ? Je comprends son langage. Sans réfléchir, mû par une sorte d’instinct animal, je marche à ses côtés. Nous traversons les faubourgs, les bidonvilles, les décharges pestilentielles. La nuit est claire. C’est la pleine lune. Une lune rousse, maléfique et obsédante. Les yeux du chat sont phosphorescents. Je marche le long des caniveaux sales et gluants. Des ombres furtives s’enfuient à notre approche. Des voix indistinctes me parviennent sans que j’en détermine la provenance. Je n’ai pas peur. Le chat a disparu sans raison. Devant moi, une caravane miteuse, soutenue par des planches, éclaire parcimonieusement l’endroit. Un véhicule noir, garé sous un auvent, semble dormir, immobile et menaçant. Je l’ai déjà repéré, c’est le cross-over, le même que celui de la nuit du drame dont je fus témoin. Je gravis un marchepied branlant. J’ouvre la porte de la caravane. Un homme me tourne le dos. Sa silhouette est familière. C’est le prophète. Il parait attendre quelqu’un ou quelque chose. Je ne dis rien, je reste là, dans l’encoignure de la porte, prêt à bondir, l’arme à la main.
Conscient de la tragédie humaine, l’homme tourne en rond, indécis et fébrile. Ses visions se télescopent, enchaînant les messages divins les uns après les autres. Il sait que sa fin est proche, la voix s’est éteinte progressivement. Son regard suit les apparitions dont il ne perçoit plus la parole. Les saintes images s’éloignent insensiblement, le laissant seul face aux archanges. Les Messagers ne communiquent plus entre eux. Ils se terrent dans des lieux qu’ils croient hors d’atteinte. Mais le cataclysme sera planétaire. Aucun survivant ne verra le chaos de la planète qui s’éteindra privée des rayons du soleil. La terre disparaitra, froide et glacée, figée dans une mort éternelle.
L’homme s’agenouille avec recueillement. Il guette la voix et les apparitions. Ses yeux sont fixes. Il contemple le crépuscule assombri par la nuit, l’ultime nuit du globe terrestre. De par son rôle de messager, il est initié. Il a la connaissance. Il sait que partout, dans chaque ville, à la campagne, sur les hauts-plateaux, en pleine montagne ou au-delà des mers, les radios, télévisions et ordinateurs vont émettre, d’ici quelques minutes, un long signal avant de s’éteindre. Sur les écrans, subsistera une vibration générant un halo de lumière de plus en plus blafard. La terre sera plongée dans l’obscurité à jamais. La mort étendra son manteau funeste sur l’humanité. Il entend déjà les prémices du jugement dernier. Le vent se met à mugir au même moment. La caravane tangue. Des objets roulent au sol. Le chat noir fait irruption en miaulant. Ses yeux sont démesurés et hypnotiques.
Je fais un pas en avant puis deux. Une balle de ping-pong roule sous mon pied. Le chat saute sur mon avant-bras toutes griffes dehors. Il ressemble à un diable grimaçant. Je réussis à le prendre par la peau du cou. Il atterrit dehors sur un monticule de pneus usagés. Au même moment, le prophète se retourne, l’arme au poing. Je vois son visage. C’est moi. Une minute d’éternité s’écoule. Le miroir intangible me nargue. L’image me renvoie sur mon ego ambigu : endroit ou envers ? Je suis le complice de mon ennemi. Le pistolet contre la tempe, je tire à bout portant. Le film de ma vie s’achève sur un fondu. J’entends mon cri de surprise et de douleur. Je suis déjà si loin. Je contemple mon corps inanimé étendu sur le sol. Mon double ne m’a pas raté. Cela m’indiffère. Plus rien n’a d’importance. Je suis en paix…
Re: Schizo
On sent l'ombre de Fredric Brown derrière cette nouvelle noire.
Bel exercice d'écriture duelle avec un beau fondu final et, en prime, une réflexion acerbe sur la nature humaine.
Une autre facette d'Anouk à apprécier.
Bel exercice d'écriture duelle avec un beau fondu final et, en prime, une réflexion acerbe sur la nature humaine.
Une autre facette d'Anouk à apprécier.
Jack-the-rimeur- — — Zonard crépusculaire — — Disciple d'Ambrose Bierce
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Age : 72
Localisation : Narbonne
Re: Schizo
Mon Dieu , quel blasphéme!
Comparer ce plumitif à la mode avec un des géants de la SF/Fantastique/Polar comme Frédéric Brown!
Comparer ce plumitif à la mode avec un des géants de la SF/Fantastique/Polar comme Frédéric Brown!
Re: Schizo
Je pensais à ce roman (la Chandelle et la hache, je crois) où un journaliste affligé d'une épouse ivrogne et inerte se met à fantasmer sur une fille qui a disparu des années auparavant. Il découvre un semblant de piste et plus son enquête avance, plus il tombe amoureux de cette inconnue, jusqu'à ce qu'il comprenne que cette femme idéale n'est autre que celle qui dort chez lui, avachie d'alcool et, bien sûr, ça finit très mal.
Fredric Brown était un spécialiste de ces jeux de miroir déformant entre identités troubles (la Belle et la bête, la Fille de nulle part, Rendez-vous avec un tigre ou la Bête de miséricorde dont le thème est très proche de celui de ta nouvelle : un enquêteur qui n'a pas dessoûlé depuis 15 jours en se demandant s'il ne serait pas le tueur en série qu'il poursuit.)
Ce qui n'enlève rien aux mérites de ton court récit, bien au contraire. Rares sont les bonnes idées à ne pas avoir été déjà exploitées par d'autres. Restent la manière personnelle et l'originalité du traitement.
Fredric Brown était un spécialiste de ces jeux de miroir déformant entre identités troubles (la Belle et la bête, la Fille de nulle part, Rendez-vous avec un tigre ou la Bête de miséricorde dont le thème est très proche de celui de ta nouvelle : un enquêteur qui n'a pas dessoûlé depuis 15 jours en se demandant s'il ne serait pas le tueur en série qu'il poursuit.)
Ce qui n'enlève rien aux mérites de ton court récit, bien au contraire. Rares sont les bonnes idées à ne pas avoir été déjà exploitées par d'autres. Restent la manière personnelle et l'originalité du traitement.
Jack-the-rimeur- — — Zonard crépusculaire — — Disciple d'Ambrose Bierce
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Re: Schizo
Une plongée dans les méandres tortueux du cerveau d'un déséquilibré. Je ne sais pas pourquoi, parce qu'il n'y a pas de raison, mais j'avais senti la fin venir. Sauf que, point positif, tu laisses un peu de flou et on ne peut pas vraiment savoir s'il est un ou deux.
Un bel exercice.
Un bel exercice.
Re: Schizo
merci pour Schizo que j'ai orchestré en travaillant le texte afin d'en faire un récit ambigu de la schizophrénie. Mais j'ai voulu laisser le choix d'interpréter différemment l'intrigue : un ou deux personnages ou un personnage divisé en deux. Seule la fin peut faire pencher la balance à égalité entre l'une et l'autre option.
Re: Schizo
Très bon texte, solide au niveau du rythme et de l'atmosphère. Le psychisme du personnage est très convaincant.
Une suggestion toutefois : le titre est trop explicite. J'ai deviné dès les premiers paragraphes le final, en grande partie parce que la pathologie était d'emblée annoncée. Cela n'enlève cependant rien à la qualité du récit.
Une suggestion toutefois : le titre est trop explicite. J'ai deviné dès les premiers paragraphes le final, en grande partie parce que la pathologie était d'emblée annoncée. Cela n'enlève cependant rien à la qualité du récit.
Dernière édition par Cancereugène le Mar 17 Mar 2015 - 18:12, édité 1 fois
Re: Schizo
oui je pense changer le titre
merci pour cette lecture appréciée
Je pense à :
"Le funambule"
"L'équilibriste"
et vous ?
merci pour cette lecture appréciée
Je pense à :
"Le funambule"
"L'équilibriste"
et vous ?
Re: Schizo
Le titre m’a fait comprendre dès les premières lignes la chute, malheureusement. Le texte est sympa sinon, de belles images, une bonne ambiance. Par moments j’ai eu l’impression que le narrateur passait du coq à l’âne, mais c’est sans doute volontaire, pour montrer le désordre dans ses idées.
Pour le titre, je n’ai pas vraiment d’idées. « L’équilibriste » ou « Le funambule », ça me parait trop obscur, le rapport avec l’histoire n’est que métaphorique, les lecteurs ne feront pas forcément le lien. Quelque chose comme « miroirs », « miroir déformé » ou « le visage du tueur » me vient, ou « l’autre visage », « le visage », « son visage », « visages », bref un truc avec ces 2 mots, en référence à la scène finale, mais c’est pas forcément l’idée du siècle non plus.
Pour le titre, je n’ai pas vraiment d’idées. « L’équilibriste » ou « Le funambule », ça me parait trop obscur, le rapport avec l’histoire n’est que métaphorique, les lecteurs ne feront pas forcément le lien. Quelque chose comme « miroirs », « miroir déformé » ou « le visage du tueur » me vient, ou « l’autre visage », « le visage », « son visage », « visages », bref un truc avec ces 2 mots, en référence à la scène finale, mais c’est pas forcément l’idée du siècle non plus.
Re: Schizo
Excellent le texte, c'est vrai que le titre nous en dit beaucoup autrement j'aurais peut être du le relire une deuxième fois pour comprendre.
Beau travail
Beau travail
Invité- Invité
Re: Schizo
Quel retour en beauté Anouk ! Un superbe texte assurément. Le titre ne m'a pas mise sur la voie mais il est vrai qu'un autre titre genre " celui que je suis" serait moins explicite.
Perroccina- — — — — E.T à moto — — — — Disciple asimovienne
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Age : 59
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Re: Schizo
Merci Perro et vous tous. C'est un texte abouti en effet. Comme quoi, dès que je ne concoure pas, j'y arrive mdr
En titre je mets "DUEL" sans voler la primeure au film (Sam Peckinpah).
En titre je mets "DUEL" sans voler la primeure au film (Sam Peckinpah).
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