L'escalier

La volontaire montait les escaliers. Derrière elle, Shin la talonnait. Tous deux progressaient depuis plusieurs heures au gré des marches enserrées de murs sans fin. Qu’ils regardent dans leur dos ou vers le haut, seule une impression d’infini leur était renvoyée.

Combien de temps encore à gravir ce serpent interminable ? Les intervenants de l’expérience ne leur avaient rien dit, les avaient juste envoyés là. Depuis, les deux participants marchaient.

Ilsa gardait les yeux rivés au sol, point d’ancrage indispensable à son équilibre. Son unique tentative de porter son regard ailleurs, au tout début de leur périple, l’avait dissuadée de s’y retenter. Ne se tournant jamais vers son compagnon d’ascension, elle se contentait de répondre machinalement à ses propos.

S’il pouvait se taire et la laisser penser. Elle songea lui demander, mais à quoi bon, il continuerait de toute façon. Cherchant à oublier sa voix horripilante, elle relâcha son attention l’espace d’un instant.

Et son pied droit s’enfonça dans le vide. Ramenée à la réalité, elle fit un bond en arrière, le cœur cognant à tout rompre. Relevant la tête, Ilsa s’aperçut qu’elle était au sommet de l’escalier. Devant elle, un immense néant lumineux, rien d’autre.

La jeune fille recula, incapable de soutenir une telle vision, puis s’écroula. Son cœur s’emballa encore plus, se serrant dans sa poitrine à lui faire mal. Son souffle se fit difficile. Ses membres devinrent cotonneux comme si son sang cherchait à sortir par ses orteils. Sa vision se troubla et une légère odeur acidulée monta à ses narines. Une odeur qu’elle connaissait bien : celle de la barbe à papa.

Et la barbe à papa la ramena dans le passé.

« Papa ! Regarde, je vais arriver en haut du toboggan. » Sucrerie dans la main gauche, l’autre sur la rampe, petits pieds qui grimpent. Et qui glissent. La chute ! Si longue. Tant de temps à ressentir l’horreur du sol qui se rapproche. Puis le choc, la commotion, l’hôpital.

Plus jamais, elle n’avait escaladé un toboggan, pas plus que quoique ce soit d’ailleurs. Une acrophobie handicapante avait été le cadeau de son accident. Pas d’ascenseur, pas d’appartement ou de maison à étages. Prendre place dans un avion, un train, un bus, même dans une voiture ou sur un vélo, relevait de l’impossible. Regarder par les fenêtres devenait un exploit tout comme s’asseoir sur une chaise. Tout ou presque lui évoquait le vide qui n’attendait qu’elle. Sanction de ces peurs : pas de travail, pas de vie sociale, difficulté dans la vie de tous les jours, puisque même les courses devenait un enfer, avec les trottoirs ouvert sur leur vide de quelques centimètres.

Ses parents l’avaient poussée à tenter l’aventure : une thérapie expérimentale, supposée vaincre les phobies gravissimes. De guerre lasse, Ilsa avait accepté, peu convaincue de son efficacité. Elle avait failli renoncer lorsque les chercheurs avaient refusé de donner des détails, arguant que la réussite reposait entre autres sur l’effet de surprise. Le regard plein d’espoir de son père l’en avait dissuadée, avant de ne plus avoir le choix.

Et maintenant, elle regrettait. Face au vide au-delà des escaliers, elle perdait pied. Son cerveau s’emballait. Elle devait fuir, s’écarter de ce néant. L’expérience était un fiasco total. Comment pouvaient-ils croire que ça marcherait ? La forcer à se confronter à sa peur version XXL ! Ça ne pouvait pas fonctionner.

Sans même réfléchir, elle fit volte-face. Shin, quelques mètres plus bas, avait stoppé son ascension. Elle l’avait oublié. Le gros homme bloquait son issue de secours, prenant toute la largeur de l’étroit boyau. Il se taisait à présent. Une expression d’angoisse se peignait sur son visage. Ilsa ne s’en préoccupa pas, elle voulait juste qu’il se bouge, qu’il la laisse passer.

S’éloigner du vide !

— Je dois redescendre !!!

L’inquiétude de Shin augmentait visiblement à mesure qu’Ilsa rebroussait chemin et se rapprochait de lui. La jeune femme poursuivit. Le haut des marches s’estompait au fur et à mesure qu’elle descendait. Son esprit se clarifiait au même rythme. Ses pensées redevinrent plus cohérentes.

À un mètre de Shin, un peu calmée, elle écarta les lèvres. Elle voulait lui demander de reculer, lui expliquer que ça ne servait à rien. « De la folie ! », trois mots à peine pensés qui restèrent bloqués dans sa gorge.

Shin se précipita en hurlant, fonça vers elle, la percuta de toute sa masse. Ilsa recula sous le choc sans pouvoir résister. Et le vide délaissé se rapprocha à nouveau.

Jusqu’au moment où ses pieds ne sentirent plus le sol.

Ilsa tomba dans le néant. En haut des escaliers, Shin la regardait avec une expression de terreur absolue.


— Sujet 0717 décédé. Les capteurs indiquent une crise cardiaque. Le cerveau n’a pas supporté le choc de la chute.
— Et le sujet 0718 ? Mort également ?
— Non. Mais son électroencéphalogramme est plat.
— Bon, c’est encore raté. Sortez les corps des caissons et débarrassez-vous en… Heureusement qu’ils signent tous une décharge.
— Professeur Vels, vous pensez que c’est pertinent de poursuivre ? De tous les volontaires, seuls six sont encore en vie. C’est peu. Surtout si on considère qu’ils croupissent en hôpital psychiatrique. La réalité virtuelle n’est peut-être pas le bon angle.
— Il suffit de trouver le bon dosage amniotique. Donc, bien sûr que nous devons continuer. La science exige des sacrifices. Au bout de ces recherches, nos caissons guériront des milliers de personnes.
« À quel prix ! » marmonna l’assistant, trop bas pour être entendu.