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Double jeu

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Message par anouk Jeu 5 Déc 2013 - 10:04


Je m’appelle Jean. Jean qui rit, Jean qui pleure…


Mon regard se pose sur le portrait de ma mère, celle qui m’a  aimé au point de consacrer sa vie de femme et de mère à mon éducation. Et c’est vrai que je passais souvent du rire aux pleurs. Sans raison la plupart du temps. Je me dis que c’est pour cela que je suis double. En vieillissant, J’ai l’impression d’être le produit d’une multiplication. Et même parfois avec la preuve par neuf ; d'ailleurs, il m'arrive, par nostalgie, de réciter les tables de multiplication d’une façon monocorde, à l’instar des élèves en blouse grise dont les leçons étaient apprises par cœur.

Autrefois, j’étais entouré d’amis, j’aimais les femmes bien que ma misogynie rampante m’ait empêché d’en épouser une. J’ai eu des liens étroits avec des dames de petite vertu. J’ai longtemps géré un réseau de call-girls et pas des moindres. Le genre pour VIP. Sinon, je me faisais mon cinéma. Je veux dire que j’avais une modeste salle de projection dans mon quartier. Rien à voir avec le sexe. C’était plutôt art et essai. Je me plaisais bien dans ce contexte. J’oubliais vite la médiocrité du milieu de la prostitution et la violence qu’elle pouvait engendrer. D'un autre côté, j’aimais me vautrer dans le stupre et le luxe de mauvais goût. J’allais traîner au « Blue Bird », haut lieu de racolage et de trafics en tous genres. Ces deux facettes satisfaisaient mon ambiguïté latente, le trouble dans lequel cela me plongeait sans perdre de vue cet acharnement propre à moi-même, de réussir sur tous les plans.


Aujourd'hui, j’ai soixante ans. Les copains commencent à battre de l’aile, certains ont disparu, d’autres soignent leurs maux, d’autres encore fanfaronnent. Ils se donnent rendez-vous dans dix ans. Ils se reconnaîtront. Rien n’est moins sûr. La vie se charge de faire évoluer les plus récalcitrants, ceux qui sont attachés à leur passé, ceux qui font de leurs habitudes un credo, ceux qui n’aiment pas l’inconnu, ceux qui restent chez eux, ceux qui parlent en connaissance de cause, enfin ceux qui se vantent d’avoir toujours raison…

En évoquant le rite immuable des habitudes, je me souviens d’un type, l’un de mes meilleurs clients, assidu et prévisible, qui demandait toujours la même fille ! Il prétendait ressentir les prémices de l’amour. J’eus l’idée de créer un service à la carte. Cela me sourit et l’argent pleuvait. Tant et si bien que j’eus recours aux comptes  bancaires numérotés, échappant ainsi au fisc. Ce furent mes meilleures années. Le cinéma était florissant. Mais je résistais à la tentation d’agrandir ma salle. Les grands multiplex commençaient à se développer. J’avais toujours mes cinéphiles passionnés. Ainsi l’art compensait le commerce du sexe, toujours plus recherché et spécifique.

J’inaugurai un club privé érotique aux multiples tendances. L’abonnement premier offrait tous les services. Ensuite venaient les abonnements particuliers, ceux avec quelques options et enfin, le seul, l’unique celui qui prétendait dispenser de l’amour véritable, un attachement de longue durée, une illusion amoureuse, un désir d’enfant, un leurre déguisé en réalité.

Certains de mes clients succombèrent à ce traitement de faveur et se virent contraints de verser une dot faramineuse en vue d’épousailles somptueuses. J’avais développé aussi le service des coaches sans omettre de m'entourer de bons éléments pour gérer les questions d’intendance, réaliser des innovations dans l'art culinaires, facteurs  indispensables pour la réussite d’un grand mariage.  Pour autant, prévoyant les ruptures postérieures, mes avocats procédaient aux divorces en un temps record.

J’étais le roi du pétrole. Chez moi, tout rutilait. J’avais fait installer des robinets en or, mes plafonds étaient feliniens, vastes fresques, scènes de la « Dolce Vita », partout les portraits de mes stars préférées, une salle de projection, un sauna,  une piscine chauffée, un auditorium. J’adorais la grande musique. Je fis venir, pour ma clientèle huppée, des ténors renommés. Ainsi je baignais dans l’Art avec un grand A.

Jusqu'au jour où la schizophrénie l’emporta sur la mégalomanie, la sénilité précoce sur le raisonnement pragmatique. Mon frère, mon double était jaloux. D'une jalousie maladive. Il prétendait, à plus d'un titre, qu’il était spolié. Victime d'un harcèlement épuisant, je perdis peu  à peu le contrôle de mes nerfs. Les visions s’emparèrent de moi. Je vis les gens sous leur vrai jour. Ceux que je croyais être mes amis intimes, ceux que je recevais chez moi, au titre de l’abonnement premier du club, se mirent à me vilipender, enfin bref, ils crachaient dans la soupe. J’eus les polyvalents sur le dos. Je fermai petit à petit les diverses activités.

Ne perdura en définitive que ma salle de cinéma. Je visionnais des tas de films. La programmation fut bientôt terminée. Je pouvais m’absenter en toute tranquillité. Il me restait une longère normande. J’y établis mes quartiers. Je me donnai l’apparence d’un  retraité paisible venu s’oxygéner et écrire. Je me baladais dans tous les sens en vélo, mes carnets rangés au fond des sacoches.

Un jour malencontreux où je ne pouvais trouver la paix, je me dédoublai sans m’en apercevoir. Mes doubles discutaient entre eux, pas gênés du tout, sur le fait que je ne servais plus à rien ! Ils firent tant et si bien que je ne disposais plus de mon bon sens qui jusqu'ici m’avait permis de réussir mes entreprises, quelles qu’elles soient. Mais tout a une fin ! Je fus hanté par  toutes les filles que j’avais fait enlever pour faire fructifier mon commerce illicite. Bien sûr j’avais utilisé des sbires de tous acabits et j’avais les mains propres. Aucun crime, aucune torture n’eurent lieu à ma connaissance dans mon organisation. Je savais néanmoins que j’étais coupable de proxénétisme. L’un de mes doubles porta plainte contre moi.  A la fin de mon procès, le jugement tomba comme un couperet : Je récoltai dix ans.

Je me mis à rire comme jamais je n’avais ri. Puis les larmes vinrent et je pleurai de tout mon cœur. Dans une sorte de détachement suprême, il m'apparut que je restais fidèle à moi-même : Jean qui rit, Jean qui pleure…

FIN


Dernière édition par anouk le Ven 20 Déc 2013 - 6:57, édité 2 fois


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Message par mormir Jeu 5 Déc 2013 - 11:23

Eh bien, ma chère Anouk, voici un texte intéressant !
Il est très bien écrit, et psychologiquement percutant. Un résumé de la vie hors norme, d'un être dont la psychologie a fait un "winner", puis a causé la déchéance.
J'ai trouvé cette nouvelle facile à lire, avec des mots bien choisis.
Le seul reproche que je lui ferais est que son thème est bien plus la schizophrénie que la vieillesse. Le fait que la personne ait 60 ans (ce qui n'est pas vieux de nos jours) est un épiphénomène de l'histoire.
Merci à toi pour cette lecture agréable.


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Message par anouk Jeu 5 Déc 2013 - 12:26

Très belle critique et juste remarque pour la vieillesse
A vrai dire, je n'ai pas eu d'inspiration sur ce seul thème
alors j'ai fait un mix lol


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Message par Perroccina Jeu 5 Déc 2013 - 21:02

Sympathique ta nouvelle Anouk, j'ai bien aimé cette plongée douce et subtile dans le fantastique qui suit la descente aux enfers de Jean. Par son thème elle m'a fait penser "aux Sabine" Maupassan.
Merci pour ce beau texte Anouk.


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Message par anouk Ven 20 Déc 2013 - 6:53

C'est toujours un plaisir de lire tes commentaires, Perroccina.
Curieux ton allusion aux Sabines....
Figure-toi que l'idée première était de faire du héros un psycho qui enlève les jeunes filles, d'où "l''enlèvement des Sabines"... Sans penser à Maupassant cependant !


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