Omaha Bitch
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Omaha Bitch
<< La guerre, c'est comme la chasse, sauf qu'à la guerre, les lapins tirent >> (Charles de Gaulle)
Les rampes de la péniche s'abaissèrent pour accueillir la mort. Mes frères tombèrent aussitôt sous les tirs sifflants et appuyés des MG-42 allemandes. Je les voyais au loin, perchées dans l'orbite sombre et rectangulaire des bunkers qui surplombaient la plage. Le sang de mes frères éclaboussait mon casque et mon visage. Ils glissaient dans le vomi laissé quelques instants auparavant à leurs pieds. Puis, nos embarcations s'immobilisèrent au milieu des hérissons tchèques. Je priai le Seigneur pour mon salut et baisai la croix à mon cou. Il n'y avait qu'une seule chose à faire : courir jusqu'à la plage en écoutant les balles tracer, sans prêter attention aux dizaines d'alliés tués chaque seconde à nos côtés. D'avoir réussi, ne fut-ce qu'à fouler le sable de cette plage, relevait déjà du miracle. Nous faisions crier nos Thompson en direction des mitrailleuses lourdes qui aspergeaient sans relâche la marée de fourmis humaines avançant dans leur direction. Les mortiers, pour diminuer un peu plus nos maigres chances de survie, bombardèrent Omaha. Dans la fumée et les envolées de sable, d'autres frères succombèrent encore, mutilés, disloqués, pulvérisés à l'entour. L'odeur de l'embrun avait capitulé sous l'influence de celle de la guerre et des chairs carbonisées. Les toubibs tentaient vaille que vaille de limiter la casse. Face à ses hommes sans jambes, sans bras, ou avec un shrapnel planté dans la gorge, ruisselant de sang, leurs compétences n'étaient plus d'un grand secours. Un obus explosa non loin de moi et me projeta sur le côté. Je n'entendais plus qu'une cacophonie de tirs et de cris étouffés, ce à quoi s'ajoutait la stridence des acouphènes. Mon capitaine m'attrapa et me tira par le biais des sangles de mon paquetage pour nous mettre à couvert derrière l'une des étoiles métalliques. Les balles les faisaient tinter, ricochaient dessus. J'avais perdu mon casque dans la chute. Le capitaine Cloodbold retira celui du cadavre le plus proche, n'ayant pas été perforé, pour me l'enfoncer sur le crâne.
— Rorret ! Oh eh ! gueula-t-il pour couvrir le bruit.
Je pris une claque mesurée sur la joue et sortit de mon état de K.O.
— Ou... Oui Capitaine !
— Faut qu'on atteigne cette foutue butte ! Tu m'entends ?!
— Oui, Capitaine !
— Bien ! conclut-il avec une tape sur l'épaule.
Il scruta les bunkers et la direction des tirs de mitrailleuses qui dévièrent pour cribler d'autres frères exposés, car entre la ligne de hérissons et notre objectif, il n'y avait que du sable. Enfin, que du sable et les centaines d'uniformes brûlés, déchirés, ensanglantés qui le recouvraient.
— Maintenant ! ordonna-t-il.
D'autres soldats nous avaient rejoints et nous fonçâmes ensemble en direction de la butte. Les mortiers continuaient de frapper nos positions et le sable pleuvait sur nous. De la douzaine d'hommes, il n'en resta plus qu'un tiers une fois couchés dans l'angle mort que cette saillie offrait. Mon regard tourné vers la mer, je pus voir un soldat et son lance-flammes trop lourd avancer difficilement, à bout de souffle et de forces. Un obus y mit un terme dans un nuage de feu qui embrasa les soldats à proximité. D'atroces hurlements me vinrent aux oreilles. Il n'y avait plus rien à faire. Aucune seconde de silence n'existait dans cet enfer. Les survivants s'alignèrent progressivement dans la longueur de l'abri naturel et se communiquèrent les consignes de la prochaine étape. Nous devions passer les haies de barbelés au-dessus de nos têtes.
Je vis alors Slotter et O'Kuffit sprinter vers nous mais un nouvel obus les catapulta de l'autre côté des barbelés. Un pied atterrit sur le Capitaine. Il l'attrapa et l'écarta froidement. Il n'était pas Capitaine pour rien. J'entendais difficilement ce qui se disait à quelques mètres de ma position si ce n'était que notre offensive avait été un fiasco totale. Les Boches n'auraient jamais dû être là. Les compagnies avaient subi de lourdes pertes et nous ne tenions toujours pas la plage. Le sergent Warving, chargé de la communication, balança la radio, percée de plusieurs balles et hors service. Communication coupée. Chacun profitait de cet instant de répit - pour ainsi le nommer - pour recharger Thompson et Garand. Nous étions dans l'attente des ordres et du bilan de la première vague tandis que le doc s'affaira à comprimer une plaie au cou d'un frère touché à l'instant. D'autres frères d'armes rejoignaient encore nos rangs, rampant et utilisant les corps à disposition comme boucliers. Les tirs faisaient rage. Le plus gros des hommes se tenaient à présent non loin des bunkers mais pas suffisamment près pour être hors du champ de tir des mitrailleuses, lesquelles entamaient la butte de sable.
— Les gars, récupérez armes et munitions sans vous faire plomber ! beugla le Capitaine Cloodbold. Et où sont les bangalores, bordel de merde ! Reaf ! Reaf !!! Les bangalores ! Magne-toi !
— Putain, on va tous crever comme des chiens ! entendis-je d'une bouche inconnue.
Le sergent Reaf, claquant des dents, ramena le matériel réclamé, progressant tant bien que mal vers nous. Ces torpilles allaient nous permettre de créer une brèche dans ces remparts de barbelés. Nous en assemblâmes rapidement chaque partie et les enfonçâmes dans le sable, en surface.
— Attention !!! Détonateurs !!!!
— Ça va péter !
— Bangalores !
Le message se propagea tout le long de la butte et chacun se plaqua comme une feuille de papier contre le sable, main sur le casque. Des explosions à la chaîne nous meurtrirent les tympans. Un rideau de fumée noirâtre, de grains clairsemé, voila temporairement la visibilité des allemands qui arrosaient encore et encore le littoral. Une tranchée faite de cratères plus ou moins adjacents venait d'être créée, aussi le Capitaine nous donna-t-il l'ordre de nous y jeter. Pour un ou deux mètres de plus, d'autres soldats tomberaient. Mais nous n'avions pas le choix. Il fallait percer la ligne et l'investir coûte que coûte. Les fusils de l'US Army ripostaient pour couvrir notre avancée tandis que les blessés gémissaient et prononçaient le Notre père et le Je vous salue Marie sans parfois pouvoir le terminer. Et les injections de morphine ne faisaient que soulager leur inéluctable. Une dizaine de mètres seulement nous séparaient du pied des blockhaus. Nous serions alors en angle mort.
— Allez les gars, on y est presque ! reprit le Capitaine.
— Faites gaffe, ils sont postés sur la colline, transmis-je, le doigt tendu vers les sacs de sable empilés, sur lesquels d'autres MG-42 couvraient notre prochain objectif : le flanc.
— Bigmouth, Mickey et Balayne, vous me canardez ces Boches pour nous couvrir, poursuivit-il.
Les trois compères prirent position et firent cracher les canons. Nous nous ruâmes à découvert sous le feu des automatiques et des salves de cinq balles des M1. Par chance, Higgleye, le sniper, n'avait perdu ni la vie ni son fusil à lunettes au fond de la Manche et put se nicher favorablement derrière un relief vallonné.
— A toi de jouer ! Dégomme-les ! l'encouragea le Capitaine.
L'une des MG s'arrêta net de tirer lorsqu'une balle se logea dans la tête du chleux qui la manipulait. Dans sa chute, il emporta les sacs de sable et leur protection fut perdue. Les allemands restants tentèrent le tout pour le tout et maintinrent leurs rafales. Higgleye s'occupa de l'un des deux restants, mettant alors le dernier en fuite. Débarrassés de ce point de défense stratégique, les survivants de chaque compagnie progressèrent dans nos pas et nous débordâmes le flanc, arpentant le chemin menant aux tranchées, délimitées par d'autres sacs. Plusieurs allemands décrochèrent pour nous empêcher d'atteindre les blockhaus. Peut-être ne s'attendaient-ils pas à la réussite de notre offensive. Ils couraient dans tous les sens, parfois sans couverture, et tombèrent à leur tour sous nos tirs impitoyables. Malgré les représailles offertes par leurs MP 40 et leurs Sturmgewehr, nous parvînmes à limiter les pertes et à gagner l'entrée des bunkers au sommet. Acculés à l'intérieur, nos ennemis ne pouvaient pas nous attaquer ou s'en extraire sans s'exposer. Il était temps de changer d'approche.
— Rorret, balance-moi une quadrillée là-dedans !
Sitôt dit, sitôt fait. Je la dégoupillai et l'envoyai pile dans la gueule du monstre de béton. Elle explosa. Nous demeurâmes prudents et attendîmes le moindre mouvement. Conscients de leur sort proche, deux allemands finirent par sortir désarmés et blessés, les bras en l'air. Ils baragouinaient dans leur langue. Ils ne le firent qu'une poignée de secondes. La Thompson de Balayne leur cloua le bec.
— Blowell, ramène ton cul par ici ! On t'a pas beaucoup entendu pour l'instant alors fais leur goûter ta sauce chili !
Blowell passa devant, chargé comme un baudet de ses bonbonnes et transforma le blockhaus en four. Depuis la plage, ce devait être un sacré spectacle. Son lance-flammes souffla l'enfer à l'intérieur et des hurlements s'ensuivirent. Les silhouettes gesticulantes que je pus distinguer dans le brasier sautèrent par l'ouverture. Plusieurs cadavres réduits à l'état de puzzle jonchaient le béton. La prise de cette position ouvrit définitivement la brèche créée sur le flanc et les soldats encore sur la plage, dans l'attente de cette première victoire, purent alors à leur tour s'engager dans les hauteurs de la ligne allemande. Quant à nous, nous continuâmes le travail de sape de celle-ci, éliminant un à un les Boches postés dans les tranchées. Certains se rendirent et ne furent pas exécutés sur le champ. D'autres, en fuite, s'écroulèrent sous notre soif de revanche, en hommage au sang versé des alliés. Chaque bunker fut nettoyé méticuleusement et purifié par le feu. Cette odeur de cochon grillé me marquerait à tout jamais. Comme le reste de toutes les scènes d'horreur de ce débarquement en Normandie. Je me souviendrais aussi de ce sentiment d'union indéfectible et de nos cris de joie lorsque nous eûmes terminé le boulot.
De là-haut, je ne voyais plus la Manche, mais une mer rouge ballottant les centaines de jeunes cadavres américains, au gré des vagues et les bras levés de nos assaillants, déclarant forfait. Jeunes eux aussi. Comme nous, ils avaient tué. Comme nous, ils avaient défendu leur camp. Comme nous, ils n'avaient fait que suivre les ordres. Nous n'étions que des hommes tuant d'autres hommes tandis que ceux qui avaient souhaité cette guerre ne faisaient que des statistiques et des plans dans un bureau.
>> Comment ne pas mourir de chagrin si on la perd (la bataille), et de joie si on la gagne ? << (Prince de Ligne)
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