Dites-moi qui je suis

Dites-moi d'où il vient
Enfin je saurai où je vais
Maman dit que lorsqu'on cherche bien
On finit toujours par trouver
Stromae Papaoutai

Loretta observa le nouvel arrivant d'un œil suspicieux. La journée se terminait, pourquoi fallait-il toujours qu'un retardataire se pointe à la dernière minute. Elle consulta ses notes, sûrement le rendez-vous manqué de l'après-midi, pour une location aux Bahamas.
― Bonjour, vous êtes ?
― A vous de me le dire.
Raté ! Elle se farcissait, encore une fois, un de ces adeptes de l'identité par le regard des autres. On en rencontrait de plus en plus, le mouvement avait pris de l'ampleur les derniers mois, à tel point qu'il était devenu officiel. Ainsi, grâce à cette mode née dans les milieux underground, puis adoptée par le gratin des vedettes, plus personne ne se retrouvait obligé d'avoir une identité fixe. Et Loretta, par contre, se voyait contrainte d'en fournir une à l'inconnu.
― Vous êtes un homme.
Au moins, cette première affirmation se révélait facile. Mais pour la suite, elle devrait imaginer, inventer, une vie et une personnalité à son visiteur.
― Vous venez de fêter vos trente-cinq ans, et vous habitez en banlieue. A votre costume, je sais que vous êtes cadre. Dans une banque.
Loretta ne pouvait hésiter, elle devait affirmer comme si tout était véridique une identité imaginaire.
― Marié, votre troisième enfant est né, il y a deux mois. Et vous trompez votre épouse depuis plusieurs semaines. Vous aimez boire un whisky en fin de journée et regarder des séries policières.
L'homme la fixait, avide. Il buvait ses paroles, se fondant dans la peau de sa nouvelle personnalité.
― Quoi d'autres ?
― Un accident dans votre adolescence vous a laissé un léger boitillement, et vous rêvez d'escalader le mont Everest, mais vous n'avez pas le physique pour. Vous détestez la misère et surtout les miséreux que vous insultez lorsque vous êtes énervé.
Puisqu'il en voulait plus, elle lui en donnait plus en prenant plaisir à abîmer son nouveau moi. Lui, la scrutait maintenant un peu perplexe. Elle avait tous les droits sur son personnage et aucune intention de se limiter.
― Parfois, vous montrez quelques tendances sadiques, et votre femme menace de vous quitter en vous prenant tout... Je dois encore vous en dire ?
L'inconnu hésita. Visiblement, elle ne lui offrait pas la vie qu'il désirait.
― Dites-moi juste comment je m'appelle.
― Votre nom ? Puisque vous insistez. On vous a baptisé René Detro.
La jeune femme évita de pouffer. Elle adorait sortir ce patronyme débile à ces fous. Il leur collait tellement bien, eux qui renaissaient si souvent.

L'homme hocha la tête et sortit en traînant légèrement la patte. Qu'allait-il faire de son nouveau rôle ? Loretta le suivit un moment par la fenêtre. Il croisa un clochard et lui lâcha quelques jurons bien sentis, puis il pénétra dans un bar, et elle le perdit de vue.
Pour un moment, l'individu était devenu René Detro. En était-il heureux ? Loretta secoua la tête désabusée. Jamais, il ne lui viendrait à l'idée de se faire inventer par un autre.
Non, pour cela, elle se suffisait à elle-même. Elle sourit en songeant à sa prochaine existence. Championne de skis. Ça au moins, ça claquait.