L'INDIEN A L'OMBRE

Je suis seul. Un peu plus que d’habitude. Mais pas beaucoup plus. Sauf que je ne peux pas sortir comme je veux. Ici on m’appelle l’Indien. Je cultive un peu le look. J’ai lu tout ce qu’on pouvait apprendre sur les indiens d’Amérique. C’est passionnant. Et dire que pendant des décennies on a colporté des légendes complètement fausses. Les envahisseurs, ce sont les autres, ceux venus d’ailleurs occuper des terres qui ne leur appartiennent pas. Mais ici on est dans le XIIIème arrondissement de Paris, à Glacière. Enfin ce que j’en dis c’est à prendre ou à laisser. Je me suis inscrit à la bibliothèque. Je choisis mes livres et je me plonge dedans pendant des heures. Les autres, ça ne les branche pas, les livres.

J’en parle souvent à l’avocate qu’on m’a désigné d’office. Je veux dire que je lui explique pourquoi les Indiens ne sont pas dans le camp des méchants. Elle me regarde de ses grands yeux noirs. Elle doit avoir une peau très douce. Je suis attiré par les cous gracieux et blancs. J’ai envie d’y porter mes mains juste pour sentir la fragilité des cervicales et goûter au satin de la nuque.

Pourquoi faut-il que je sois porté sur le sexe, en totale frustration, alors que j’aimerais murmurer à l’oreille de mes victimes un vers de Baudelaire ? J'aimerais bien un jour pouvoir assouvir mes instincts de mâle pervers et narcissique ? Cette petite devant moi est effrayée comme les femmes que j’ai tuées en forêt. Ca les rend encore plus désirables. Mais là tout de suite je dois jouer l’innocence. Ils n’ont pas de preuve. Quand je me promène dans les bois, je porte toujours des gants. Je brouille les pistes.
Malin et rusé, l’Indien qu’ils disent. Ouais ! Mais je suis quand même tombé dans le piège. Normal, on fait tous des erreurs. Même un Indien peut faire une connerie sans s’en rendre compte. C’est à cause de l’autre tordue, la gonzesse qui s’est mise à la colle avec moi. Elle faisait des ménages mais à l’appart’ elle ne faisait rien d’autre que fumer et regarder la télé. Alors, elle me cassait les couilles en geignant :
_ Pourquoi je nettoierais gratuitement. T’as qu’à me donner de la tune. Tu fais rien de la journée.

La provoque, ça me connaît. Je lui ai dit que j’ai des talents cachés qu’elle peut pas deviner. Elle savait pas quoi penser. Elle croyait que je bluffais. Vous savez ce que c’est, un mec reste un mec. J’ai fini par devenir violent. Quand elle rentrait le soir, je la tabassais léger, juste pour être tranquille, vous voyez ? Non mais, c’est pas parce qu’elle lisait les Arlequins qu’elle devait la ramener. Quand je suis là, elle doit me servir au doigt et à l’œil. Les femmes c’est fait pour ça et si on les laisse faire, elles ont vite fait de vous mener à la baguette. Maintenant qu’elle est morte et enterrée, il n’y a plus de danger.

Sauf que les keufs m’ont arrêté à cause de cette pouf. Ridicule quand on pense à toutes celles que j’ai étranglées. Je vous raconte pas le plaisir de sentir sa proie se refuser en se tortillant. Le mieux c’est d’arracher les vêtements et de faire un bâillon, puis de la ligoter. Prendre son pied en faisant durer le suspense, ne pas la toucher. Quand l’heure est venue, je lui serre la gorge de plus en plus fort. Après c’est la routine. Bien l’enterrer en n’oubliant pas la chaux vive pour brûler le corps et enlever les empreintes. La forêt c’est l’idéal. Les greluches y vont pour courir mais elles courent surtout un danger : celui de me rencontrer.  

Je la dévisage d’un air indifférent, la p’tite avocate, elle doit avoir des p'tits nichons et pas grand-chose dans sa p’tite tête. Sinon elle croirait pas à mon innocence. Je lui répète que c’est un accident, ma gonzesse s’est fracturé le crâne toute seule. Elle a glissé. J’en fais pas trop quand même, juste ce qu’il faut avec des larmes dans les yeux et la voix tremblotante.Ca leur fait un effet bœuf aux frangines. Voir un mec pleurer, elles ont pas l’habitude. Voilà qu’elle prend ma main et me tend un mouchoir. Je lui ferais bien sa fête là toute de suite si je pouvais. Mais faut pas aggraver les choses. Je fais semblant d’être une victime, l’erreur judiciaire, le spectre de la guillotine !  Elle me dit qu’elle en parlera à la presse. Les journaleux sont prêts à tout pour vendre leur torchon. Je la remercie et me lève, digne et accablé par l’injustice de mon incarcération. Elle compatit et finit par s’en aller.

Après c’est juste une question de routine, le maton qui zieute tout le temps, les coups de sifflet, les cris, les délires, les révoltes, les caïds et leurs sbires, les violeurs, les tueurs. Tout ça au violon, il y a des jours grinçants ! Après tout, je suis logé aux frais de la princesse. De quoi je me plains ? ah si ! La forêt me manque, son odeur, ses chemins naturels, les feuilles mortes qui crissent sous mes bottes, les animaux qui fuient en me voyant, et soudain une clairière parsemée de fleurs, comme dans un tableau d’impressionniste. J’ai un peu de culture. Je connais les grands peintres et les écrivains célèbres. Je lis leurs textes et je contemple leurs tableaux.

Mais bien vite mon instinct me dit d’être sur mes gardes. Ici l’Indien fait figure de mec pas comme les autres. Alors ça les dérange, les caïds de banlieues pourries. Ils m’envoient leurs messagers de merde mais je n’accepte rien d’eux, je préfère me la jouer solitaire. Lonesome cow-boy ? Non, je suis l’Indien, avec ses croyances, son sens aigu des pistes, son courage et son honneur.

Quand la nuit tombe, je fais le grand voyage. Je vole au-dessus des arbres, je suis puissant, je vais toujours plus loin. Un jour je franchirai la frontière de ce paradis où le Grand Esprit m’accueillera.